Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 9

Joseph Fouché
et à l'indifférence, ne pouvait convenir à un esprit rompu aux
habitudes et à l'exercice des grandes affaires. Ce que d'autres ne
voyaient pas, je l'apercevais. Des fades et mensongères colonnes du
Moniteur, s'échappaient autant de traits de lumière qui frappaient mes
regards; la cause de l'événement du jour m'était dévoilée par l'annonce
de son résultat; la vérité pour moi était presque toujours suppléée par
l'affectation des réticences; et enfin les élucubrations du chef de l'État
me décelaient tour à tour les joies et les tourmens de son ambition.
J'entrevoyais jusqu'aux actions les plus secrètes, jusqu'aux serviles
empressemens de ses familiers les plus intimes, de ses agens les plus
éprouvés.
Toutefois, les particularités me manquaient; j'étais trop loin du lieu de
la scène. Comment deviner, par exemple, les incidens brusques, les
circonstances imprévues qui survenaient hors du cours ordinaire des
choses? Presque toujours on en éprouvait quelque commotion ou
quelque orage dans l'intérieur du palais. S'il en transpirait des traits
épars, décousus, ils n'arrivaient guère au fond des provinces qu'altérés
ou défigurés par l'ignorance ou la passion.
L'habitude invétérée de tout savoir me poursuivait; j'y succombai
davantage dans l'ennui d'un exil doux, mais monotone. A l'aide d'amis
sûrs et de trois émissaires fidèles, je montai ma correspondance secrète,
fortifiée par des bulletins réguliers, qui, venus de plusieurs côtés
différens, pouvaient être contrôlés l'un par l'autre; en un mot, j'eus à
Aix ma contre-police. Cet adoucissement, d'abord hebdomadaire, se
répéta, depuis, plus d'une fois la semaine, et je fus tenu au courant d'une
manière plus piquante que je ne l'avais été à Paris même. Tels furent les
charmes de ma retraite. Là, dans le calme de la réflexion, mes bulletins
de Paris venaient aiguillonner mes méditations politiques. Ô vous,
courageuse, spirituelle et constante V.......! vous qui teniez presque tous
les fils de ce réseau d'informations et de vérités; vous qui, douée d'une
sagacité parfaite, d'une raison supérieure; qui, toujours active,
imperturbable, restâtes fidèle, dans toutes les crises, à la reconnaissance
et à l'amitié, recevez ici le tribut d'hommage et de tendresse que mon

coeur sent le besoin de vous renouveler jusqu'à mon dernier soupir.
Vous n'étiez pas la seule occupée, dans l'intérêt de tous, à tisser la
trame patriotique préparée depuis un an pour la chance probable d'une
catastrophe[9]. L'aimable et profonde D....., la gracieuse et belle R......,
secondaient votre zèle pur. Vous aviez aussi vos chevaliers du mystère,
enrôlés sous la bannière des grâces et des vertus occultes. Il faut le dire:
au milieu de la décomposition sociale, soit pendant la terreur, soit sous
les deux oppressions directoriales et impériales, qui avons-nous vu se
dévouer avec un rare désintéressement? Quelques femmes. Que dis-je?
un très-grand nombre de femmes restées généreuses, à l'abri de cette
contagion de vénalité et de bassesse qui dégrade l'homme et abâtardit
les nations.
[Note 9: Ici Fouché ne fait que soulever un coin du voile; la suite
mettra le lecteur au fait de tout ce que l'ex-ministre ne dit pas encore.
(Note de l'éditeur.)]
Hélas! nous arrivions alors, après bien des traverses, aux confins de ce
terme fatal où comme nation nous pouvions avoir tout à déplorer et tout
à craindre; nous touchions à cet avenir effrayant, parce qu'il était
prochain, où tout pouvait être compromis et remis en question: nos
fortunes, notre honneur, notre repos. Nous en avions été redevables, il
est vrai, au grand homme; mais cet homme extraordinaire s'obstinait, en
dépit des leçons de tous les siècles, à vouloir exercer un pouvoir sans
contre-poids et sans contrôle. Dévoré d'une rage de domination et de
conquêtes, parvenu aux sommités de la puissance humaine, il ne lui
était plus donné de s'arrêter.
Grâce à mes correspondances et à mes informations, je le suivais pas à
pas dans ses actes publics comme dans ses actions privées. Si je ne le
perdais pas de vue, c'est que tout l'Empire c'était lui; c'est que toute
notre force, toute notre fortune résidaient dans sa fortune et dans sa
force, connexion effrayante sans doute, parce qu'elle mettait à la merci
d'un seul homme non-seulement une nation, mais cent nations
différentes.
Arrivé à son apogée, Napoléon n'y fit pas même une halte; ce fut
pendant les deux années que je passai en dehors des affaires que le

principe de son déclin, d'abord inaperçu, se décela. Aussi dois-je en
marquer ici les effets rapides, moins par une vaine curiosité que pour
l'utilité de l'histoire. Ce sera d'ailleurs par cette transition toute naturelle
que j'arriverai sans lacunes à ma réapparition[10] sur la scène du
monde et au remaniement des affaires de l'État.
[Note 10: Ce mot, qui exprime bien ce que veut dire l'auteur, n'est pas
français; il est emprunté de l'anglais, et on ne pourrait le suppléer que
par une périphrase. (Note de l'éditeur.)]
L'année 1810, signalée d'abord par le mariage de Napoléon et
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