Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 7

Joseph Fouché
dont m'avait accablé un voyage si rapide et si long, qu'il me
fallut donner deux jours au repos, avant d'être en état de pourvoir à ma
sûreté.
Ce n'était pas sans intention, et je m'en expliquerai tout-à-l'heure, que
j'étais venu me réfugier sur cette terre classique, ménagée dans tous les
temps par les dieux et les hommes. La belle et libre Toscane, tombée
d'abord sous la domination des Médicis, puis sous le sceptre de la
maison d'Autriche, princes qui la régirent en pères plutôt qu'en rois, se
trouvait alors engloutie dans le gouffre de l'Empire français. Je glisse
sur sa cession dérisoire, faite par Napoléon à l'infant de Parme sous le
titre de roi d'Étrurie, cession révoquée presqu'aussitôt que conclue. La
Toscane était réservée à d'autres destinées. Depuis 1807, Élisa, soeur de
Napoléon, y régnait sous le titre de grande-duchesse. Et c'était moi; ô
vicissitudes incohérentes et bizarres! c'était moi qui venais me ranger
sous la protection de cette même femme que je n'aimais pas; qui,
fortifiant jadis la coterie Fontanes et Molé, avait concouru à ma
première disgrâce; de cette femme dont j'aurai à dire ici plus de bien
que de mal pour être juste, car j'ai l'habitude de parler et d'écrire avec
les souvenirs de l'époque, mais sans passion ni ressentiment. Telle doit
être en effet la maxime de l'homme d'état; le passé ne devrait jamais
être à ses yeux que de l'histoire: tout est renfermé dans le présent.
Quand il est d'ailleurs question de femmes soumises à l'empire de
passions fortes, tout est facile à expliquer. A ma rentrée au ministère,
j'avais eu l'occasion de me concilier Élisa; j'avais mis successivement à
l'abri deux hommes, Hin.... et Les......, qui lui tenaient essentiellement à
coeur, et qui, à très-peu d'intervalle, étaient devenus nécessaires à ses
penchans d'une très vive exigeance. L'un, comme traitant, était
poursuivi avec acharnement par l'empereur; l'autre, plus obscur, s'était
abîmé dans une affaire criante. Ce ne fut pas sans peine que je finis par
tout assoupir.
En outre, j'avais en 1805 décidé Napoléon à conférer à sa soeur la
souveraineté de Lucques et de Piombino; or, j'étais presque sûr de

trouver le coeur d'Élisa encore ouvert à la reconnaissance: je n'avais pas
hésité de m'en assurer par moi-même le jour où, dans ma dernière
audience de l'empereur, ma disgrâce s'était aggravée. M'étant présenté
chez la grande-duchesse, alors à Paris pour les fêtes du mariage, je lui
avais demandé, sans m'ouvrir à elle entièrement sur les épines de ma
position, des lettres pour son grand-duché, où je lui dis que j'allais
passer pour me rendre à Rome. Élisa y mit une grâce infime, me
recommandant avec chaleur, et me désignant même dans ses lettres par
l'aimable épithète de l'ami commun. Ceci s'explique. J'avais en Toscane
des amis que j'y avais fait gîter avec lucre, et la grande-duchesse leur
donnait toute latitude pour me servir. Telle était la sûreté de leur
caractère, que je pus, sans inconvénient, leur faire connaître tout ce que
ma position avait de pénible.
Les avis reçus presqu'en même temps de Paris et de ma famille, qui
s'était arrêtée à Aix, n'offraient rien de rassurant. Au contraire, on me
représentait l'empereur aiguillonné par Savary, et prêt à sévir contre ce
qu'on appelait mon obstination, taxée d'imprudente et même d'insensée.
Personne alors ne pouvait se faire à l'idée qu'un seul homme osât
résister à la volonté de celui devant qui tout pliait, potentats et nations.
«Voulez-vous, m'écrivait-on, être plus puissant que l'empereur?» Ma
tête se monta, j'eus peur à mon tour. Dans mes insomnies, dans mes
rêves, je me croyais environné de sbires, et il me semblait que je voyais
s'ouvrir devant moi, au sein de la patrie du Dante, les portes de son
inexorable enfer. Le spectre de la tyrannie s'offrait à mon imagination
troublée sous des traits plus effrayans qu'à l'époque même de la
tyrannie plus sanglante de Robespierre, qui m'avait désigné au bourreau.
Ici je redoutais moins l'échafaud que les oubliettes. Je ne savais que
trop, hélas! à quel homme j'avais affaire. Ma tête s'échauffant de plus
en plus, j'en reviens à la première idée qui s'était présentée à mon esprit;
je prends la résolution désespérée de m'embarquer pour les États-Unis,
refuge des amans malheureux de la liberté. Sûr de Dubois[8], directeur
de police du Grand Duché, qui m'était redevable de sa place, je me fais
remettre des passe-ports en blanc, puis je cours à Livourne, où je frête
un navire, disant partout que je vais par mer voir Naples, pour de là
revenir à Rome. Je monte à bord; je mets à la voile, décidé à passer le
détroit et à cingler vers l'Atlantique. Mais, grand Dieu! à quel atroce

supplice fut aussitôt en proie ma complexion frêle et irritable! Le mal
de mer me déchirait la poitrine et me tordait
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