mémorable. Ceux qui s'étaient le plus avilis devant le
décemvir ne trouvaient plus, après sa mort, d'expression assez violente
pour peindre leur haine.
On eut bientôt à regretter qu'une si heureuse crise n'ait pu être
régularisée au profit de la chose publique, au lieu de servir de prétexte
pour assouvir la haine et la vengeance des victimes qu'avait froissé le
char de la révolution dans sa course. On passa de la terreur à l'anarchie,
de l'anarchie aux réactions et aux vengeances. La révolution fut flétrie
dans ses principes et dans son but; les patriotes restèrent exposés
long-temps à la rage des sicaires organisés en compagnies du Soleil et
de Jésus. J'avais échappé aux proscriptions de Robespierre, je ne pus
éviter celles des réacteurs. Ils me poursuivirent jusque dans la
Convention, dont ils me firent expulser par un décret inique, à force de
récriminations et d'accusations mensongères. Je passai presqu'une
année en butte à toutes sortes d'avanies et de persécutions odieuses.
C'est surtout alors que j'appris à méditer sur les hommes et sur le
caractère des factions. Il fallut attendre (car tout parmi nous est toujours
poussé à l'extrême); il fallut attendre que la mesure fût comblée, que les
fureurs de la réaction missent en péril la révolution même et la
Convention en masse. Alors et seulement alors elle vit l'abîme
entr'ouvert sous ses pas. La crise était grave; il s'agissait d'être ou de ne
pas être. La Convention arma; la persécution des patriotes eut un terme,
et le canon d'une seule journée (13 vendémiaire), fit rentrer dans l'ordre
la tourbe des contre-révolutionnaires qui s'étaient imprudemment
soulevés sans chefs et sans aucun centre d'action et de mouvement.
Le canon de vendémiaire, dirigé par Bonaparte, m'ayant en quelque
sorte rendu la liberté et l'honneur, j'avoue que je m'intéressai davantage
à la destinée de ce jeune général, se frayant la route qui devait le
conduire bientôt à la plus étonnante renommée des temps modernes.
J'eus pourtant à me débattre encore contre les rigueurs d'un destin qui
ne semblait pas devoir fléchir de sitôt et m'être propice. L'établissement
du régime directorial à la suite de cette dernière convulsion, ne fut autre
chose que l'essai d'un gouvernement multiple, appelé comme régulateur
d'une république démocratique de quarante millions d'individus; car le
Rhin et les Alpes formaient déjà notre barrière naturelle. Certes, c'était
là un essai d'une grande hardiesse, en présence des armées d'une
coalition renaissante des gouvernemens ennemis ou perturbateurs. La
guerre faisait notre force, il est vrai; mais elle était mêlée de revers, et
l'on ne démêlait pas trop encore qui des deux systèmes, de l'ancien ou
du nouveau, finirait par l'emporter. On semblait tout attendre plutôt de
l'habileté des hommes chargés de la conduite des affaires que de la
force des choses et de l'effervescence des passions nouvelles: trop de
vices se faisaient apercevoir. Notre intérieur n'était pas d'ailleurs facile
à mener. Ce n'était pas sans peine que le gouvernement directorial
cherchait à se frayer une route sûre entre deux partis actifs et hostiles,
celui des démagogues, qui ne voyait dans nos magistrats temporaires
que des oligarques bons à remplacer, et celui des royalistes auxiliaires
du dehors, qui, dans l'impuissance de frapper fort et juste, entretenait
dans les provinces du midi et de l'ouest des fermens de guerre civile.
Toutefois le Directoire, comme tout gouvernement neuf, qui presque
toujours a l'avantage d'être doué d'activité et d'énergie, se créa des
ressources et réorganisa la victoire aux armées, en même temps qu'il
parvint à étouffer la guerre intestine. Mais il s'inquiétait trop, peut-être,
des menées des démagogues, et cela parce qu'ils avaient leur foyer dans
Paris, sous ses propres yeux, et qu'ils associaient dans leur haine pour
tout pouvoir coordonné tous les patriotes mécontens. Ce double écueil,
entre lequel on eût pu naviguer pourtant, fit dévier la politique du
Directoire. Il délaissa les hommes de la révolution, du rang desquels il
était sorti lui-même, favorisant de préférence ces caméléons sans
caractère, instrumens du pouvoir tant qu'il est en force, et ses ennemis
dès qu'il chancèle. On vit cinq hommes, investis de l'autorité suprême,
et qui dans la Convention s'étaient fait remarquer par l'énergie de leurs
votes, repousser leurs anciens collègues, caresser les métis et les
royalistes, et adopter un système tout-à-fait opposé à la condition de
leur existence.
Ainsi, sous le gouvernement de la république dont j'étais un des
fondateurs, je fus, si non proscrit, du moins en disgrâce complète,
n'obtenant ni emploi, ni considération, ni crédit, et partageant cette
inconcevable défaveur, pendant près de trois ans, avec un grand
nombre de mes anciens collègues, d'une capacité et d'un patriotisme
éprouvés.
Si je me fis jour enfin, ce fut à l'aide d'une circonstance particulière et
d'un changement de système amené par la force des choses. Ceci mérite
quelques détails.
De tous les membres du Directoire, Barras était le seul

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