Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 7

Joseph Fouché
poignard le futur dictateur au sein même de la
Convention. Mais quelle chance hasardeuse! La popularité de
Robespierre lui eût survécu, et on nous aurait immolé sur sa tombe. Je

détournai Tallien d'une entreprise isolée qui eût fait tomber l'homme et
maintenir son système. Convaincu qu'il fallait d'autres ressorts, j'allai
droit à ceux qui partageaient le gouvernement de la terreur avec
Robespierre, et que je savais être envieux ou craintifs de son immense
popularité. Je révélai à Collot-d'Herbois, à Carnot, à Billaud de
Varennes les desseins du moderne Appius, et je leur fis séparément un
tableau si énergique et si vrai du danger de leur position, je les stimulai
avec tant d'adresse et de bonheur, que je fis passer dans leur âme plus
que de la défiance, le courage de s'opposer désormais à ce que le tyran
décimât davantage la Convention. «Comptez les voix, leur dis-je, dans
votre comité, et vous verrez qu'il sera réduit, quand vous le voudrez
fortement, à l'impuissante minorité d'un Couthon et d'un St.-Just.
Refusez-lui le vote, et réduisez-le à l'isolement par votre force
d'inertie.» Mais que de ménagemens, de biais à prendre pour ne pas
effaroucher la Société des Jacobins, pour ne pas aigrir les séides, les
fanatiques de Robespierre! Sûr d'avoir semé, j'eus le courage de le
braver, le 20 prairial (8 juin 1794), jour où, animé de la ridicule
prétention de reconnaître solennellement l'existence de l'Être suprême,
il osa s'en proclamer à la fois l'arbitre et l'intermédiaire, en présence de
tout un peuple assemblé aux Tuileries. Tandis qu'il montait les marches
de sa tribune aérienne, d'où il devait lancer son manifeste en faveur de
Dieu, je lui prédis tout haut (vingt de mes collègues l'entendirent) que
sa chute était prochaine. Cinq jours après, en plein Comité, il demanda
ma tête et celle de huit de mes amis, se réservant d'en faire abattre plus
tard encore une vingtaine au moins.
Quel fut son étonnement et combien il s'irrita de trouver parmi les
membres du Comité une opposition invincible à ses desseins
sanguinaires contre la représentation nationale! Elle n'a déjà été que
trop mutilée, lui dirent-ils, et il est temps d'arrêter une coupe réglée qui
finirait par nous atteindre. Voyant la majorité du vote lui échapper, il se
retira plein de dépit et de rage, jurant de ne plus mettre les pieds au
Comité tant que sa volonté y serait méconnue. Il rappelle aussitôt à lui
Saint-Just, qui était aux armées; il rallie Couthon sous sa bannière
sanglante, et maîtrisant le tribunal révolutionnaire, il fait encore
trembler la Convention et tous ceux, en grand nombre, qui sacrifient à
la peur. Sûr à la fois de la société des Jacobins, du commandant de la

garde nationale, Henriot, et de tous les comités révolutionnaires de la
capitale, il se flatte qu'avec tant d'adhérens il finira par l'emporter. En
se tenant ainsi éloigné de l'antre du pouvoir, il voulait rejeter sur ses
adversaires l'exécration générale, les faire regarder comme les auteurs
uniques de tant de meurtres, et les livrer à la vengeance d'un peuple qui
commençait à murmurer de voir couler tant de sang. Mais, lâche,
défiant et timide, il ne sut pas agir, laissant écouler cinq semaines entre
cette dissidence clandestine et la crise qui se préparait en silence.
Je l'observais, et le voyant réduit à une faction, je pressai secrètement
ses adversaires qui restaient cramponnés au Comité, d'éloigner au
moins les compagnies de canonniers de Paris, toutes dévouées à
Robespierre et à la Commune, et de révoquer ou de suspendre Henriot.
J'obtins la première mesure, grâce à la fermeté de Carnot, qui allégua la
nécessité de renforcer les artilleurs aux armées. Quant à la révocation
d'Henriot, ce coup de parti parut trop fort; Henriot resta et faillit tout
perdre, ou plutôt, l'avouerais-je, ce fut lui qui compromit, le 9
thermidor (27 juillet), la cause de Robespierre, dont il eut un moment le
triomphe dans sa main. Qu'attendre aussi d'un ancien laquais ivre et
stupide?
Le reste est trop connu pour que je m'y arrête. On sait comment périt
Maximilien Ier, que certains écrivains voudraient comparer aux
Gracques, dont il n'eut ni l'éloquence ni l'élévation. J'avoue que dans
l'ivresse de la victoire, je dis à ceux qui lui prêtaient des desseins de
dictature: «Vous lui faites bien de l'honneur; il n'avait ni plan ni vues;
loin de disposer de l'avenir, il était entraîné, il obéissait à une impulsion
qu'il ne pouvait ni suspendre ni diriger.» Mais j'étais alors trop près de
l'événement pour être près de l'histoire.
L'écroulement subit du régime affreux qui tenait toute la nation entre la
vie et la mort fut sans doute une grande époque d'affranchissement;
mais le bien ici bas ne saurait se faire sans mélange. Qu'avons-nous vu
après la chute de Robespierre? ce que nous avons vu depuis après une
chute bien plus
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