qui fut
accessible pour ses anciens collègues délaissés; il avait et il méritait la
réputation d'une sorte d'obligeance, de franchise et de loyauté
méridionales. Il n'était pas fort en politique, mais il avait de la
résolution et un certain tact. Le décri exagéré de ses moeurs et de ses
principes moraux était précisément ce qui lui attirait une cour qui
fourmillait d'intrigans, d'intrigantes et de vampires. Il était alors en
rivalité avec Carnot, et ne se soutenait dans l'opinion publique que par
l'idée qu'au besoin on le verrait à cheval, bravant, comme au 13
vendémiaire, toute tentative hostile; il tranchait d'ailleurs du prince de
la république, allant à la chasse, ayant des meutes dressées, des
courtisans et des maîtresses. Je l'avais connu avant et après la crise de
Robespierre, et j'avais remarqué alors que mes réflexions et mes
pressentimens l'avaient frappé par leur justesse. Je le vis en secret par
l'intermédiaire de Lombard-Taradeau, comme lui méridional, l'un de
ses commensaux et de ses confidens. C'était dans les premiers embarras
du Directoire, alors aux prises avec la faction Baboeuf. Je
communiquai à Barras mes idées; il m'invita de lui-même à les
consigner dans un Mémoire; je le lui remis. La position du Directoire y
était considérée politiquement et ses dangers énumérés avec précision.
Je caractérisai la faction Baboeuf, qui s'était dévoilée à moi, et je fis
voir que tout en rêvant la loi agraire, elle avait pour arrière-pensée de
s'emparer d'assaut et par surprise du Directoire et du pouvoir, ce qui
nous eût ramené à la démagogie par la terreur et le sang. Mon Mémoire
fit impression, et on coupa le mal dans sa racine. Barras m'offrit alors
une place secondaire que je refusai, ne voulant arriver aux emplois que
par la grande route; il m'assura qu'il n'avait point assez de crédit pour
m'élever, ses efforts pour vaincre les préventions de ses collègues
contre moi ayant été infructueux. Le refroidissement s'en mêla, et tout
fut ajourné.
Dans l'intervalle, une occasion se présenta de songer à me rendre
indépendant sous le rapport de la fortune. J'avais sacrifié à la révolution
mon état et mon existence, et, par l'effet des préventions les plus
injustes, la carrière des emplois m'était fermée. Mes amis me pressèrent
de suivre l'exemple de plusieurs de mes anciens collègues qui, se
trouvant dans le même cas que moi, obtenaient, par la protection des
Directeurs, des intérêts dans les fournitures.
Une compagnie se présenta, je m'y associai, et j'obtins, par le crédit de
Barras, une partie des fournitures[3]. Je commençai ainsi ma fortune à
l'exemple de Voltaire et je contribuai à celle de mes associés, qui se
distinguèrent par leur exactitude à remplir les clauses de leur marché
avec la république. J'y tenais la main moi-même, et dans cette sphère
nouvelle je me trouvai dans le cas de rendre plus d'un service à des
patriotes délaissés.
[Note 3: Même dans les aveux de Fouché il y a toujours un certain
artifice. Sachons-lui gré d'avoir été vrai autant qu'il lui était possible de
l'être; c'est déjà quelque chose que d'avoir obtenu de lui l'aveu qu'il a
commencé sa fortune dans le tripotage des fournitures. On verra
d'ailleurs, dans le cours de ses Mémoires, à quelles sources il a puisé
plus tard ses immenses richesses. (Note de l'éditeur.)]
Cependant le mal s'aggravait dans l'intérieur. Le Directoire confondait
la masse des hommes de la révolution avec les démagogues et les
anarchistes; il ne portait pas de coups à ces derniers sans que les autres
n'en ressentissent le contre-coup. On laissait à l'opinion publique la plus
fausse direction. Les républicains tenaient les rênes de l'État, et ils
avaient contre eux les passions et les préventions d'une nation
impétueuse et légère qui s'obstinait à ne voir que des terroristes, des
hommes de sang dans tous les zélateurs de la liberté. Le Directoire
lui-même, entraîné par le torrent des préventions, ne pouvait suivre la
marche prévoyante qui l'eût préservé et affermi. L'opinion publique
était faussée et pervertie chaque jour davantage, par des écrivains
serviles, par des folliculaires aux gages de l'émigration et de l'étranger,
prêchant ouvertement la ruine des institutions nouvelles: leur tâche
consistait surtout à avilir les républicains et les chefs de l'État. En se
laissant flétrir et déconsidérer, le Directoire, dont les membres étaient
divisés par un esprit de rivalité et d'ambition, perdit tous les avantages
qu'offre le gouvernement représentatif à ceux qui ont assez d'habileté
pour le maîtriser et le conduire. Qu'arriva-t-il? Au moment même où
nos armées triomphaient de toutes parts, où, maîtres du cours du Rhin,
nous faisions la conquête de l'Italie au nom de la révolution et de la
république, l'esprit républicain périssait dans l'intérieur, et l'opération
des élections tournait au profit des contre-révolutionnaires et des
royalistes. Un grand déchirement devint inévitable dès que la majorité
des deux conseils se fut déclarée

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