Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 6

Joseph Fouché
les départemens, forcé de me rapprocher du langage de
l'époque, et de payer un tribut à la fatalité des circonstances, je me vis
contraint de mettre à exécution la loi contre les suspects. Elle ordonnait
l'emprisonnement en masse des prêtres et des nobles. Voici ce que
j'écrivis, voici ce que j'osai publier dans une proclamation émanée de
moi le 25 août 1793.

«La loi veut que les hommes suspects soient éloignés du commerce
social: cette loi est commandée par l'intérêt de l'État; mais prendre pour
base de vos opinions des dénonciations vagues, provoquées par des
passions viles, ce serait favoriser un arbitraire qui répugne autant à mon
coeur qu'à l'équité. Il ne faut pas que le glaive se promène au hasard. La
loi commande de sévères punitions, et non des proscriptions aussi
immorales que barbares.»
Il y avait alors quelque courage à mitiger autant qu'il pouvait dépendre
de soi la rigueur des décrets conventionnels. Je ne fus pas si heureux
dans mes missions en commissariat collectif, par la raison que la
décision des affaires ne pouvait plus appartenir à ma seule volonté.
Mais on trouvera bien moins, dans le cours de mes missions, d'actions
blâmables à relever, que de ces phrases banales dans le langage du
temps, et qui, dans des temps plus calmes, inspirent encore une sorte
d'effroi: ce langage d'ailleurs était, pour ainsi dire, officiel et consacré.
Qu'on ne s'abuse pas non plus sur ma position à cette époque, j'étais le
délégué d'une assemblée frénétique, et j'ai prouvé que j'avais éludé ou
adouci plusieurs de ses mesures acerbes. Mais, du reste, ces prétendus
proconsulats réduisaient le député missionnaire à n'être que l'homme
machine, le commissaire ambulant des Comités de salut public et de
sûreté générale. Jamais je n'ai été membre de ces Comités de
gouvernement; or, je n'ai point tenu pendant la terreur le timon du
pouvoir; au contraire, la terreur a réagi sur moi comme on le verra
bientôt. Par là on peut juger combien ma responsabilité se trouve
restreinte.
Mais dévidons le fil des événemens, il nous conduira, comme le fil
d'Ariane, hors du labyrinthe, et nous pourrons alors atteindre le but de
ces Mémoires, dont la sphère va s'agrandir.
Nous touchions au paroxisme de la révolution et de la terreur. On ne
gouvernait plus qu'avec le fer qui tranchait les têtes. Le soupçon et la
défiance rongeaient tous les coeurs; l'effroi planait sur tous. Ceux
mêmes qui tenaient dans leurs mains l'arme de la terreur, en étaient
menacés. Un seul homme, dans la Convention, semblait jouir d'une
popularité inattaquable: c'était l'artésien Robespierre, plein d'astuce et

d'orgueil; être envieux, haineux, vindicatif, ne pouvant se désaltérer du
sang de ses collègues; et qui, par son aptitude, sa tenue, la suite de ses
idées et l'opiniâtreté de son caractère, s'élevait souvent au niveau des
circonstances les plus terribles. Usant de sa prépondérance au Comité
de salut public, il aspirait ouvertement, non plus à la tyrannie
décemvirale, mais au despotisme de la dictature des Marius et des Sylla.
Il n'avait plus qu'un pas à faire pour rester le maître absolu de la
révolution qu'il nourrissait l'ambitieuse audace de gouverner à son gré;
mais il lui fallait encore trente têtes: il les avait marquées dans la
Convention. Il savait que je l'avais deviné; aussi avais-je l'honneur
d'être inscrit sur ses tablettes à la colonne des morts. J'étais encore en
mission quand il m'accusa d'opprimer les patriotes et de transiger avec
l'aristocratie. Rappelé à Paris, j'osai le sommer, du haut de la tribune, de
motiver son accusation. Il me fit chasser des Jacobins dont il était le
grand-prêtre, ce qui, pour moi, équivalait à un arrêt de proscription[2].
[Note 2: Depuis la mort de Danton, de Camille-Desmoulins et autres
députés enlevés pendant la nuit de leur domicile sur un simple ordre
des Comités, traduits au tribunal révolutionnaire, jugés et condamnés
sans pouvoir présenter leurs moyens de défense, Legendre, ami de
Danton, Courtois, Tallien, et plus de trente autres députés, ne
couchaient plus chez eux; ils erraient la nuit d'un endroit à un autre,
craignant d'éprouver le même sort que Danton. Fouché fut plus de deux
mois sans avoir de domicile fixe. C'est ainsi que Robespierre faisait
trembler ceux qui semblaient vouloir s'opposer à ses vues de dictature.
(Note de l'éditeur.)]
Je ne m'amusai point à disputer ma tête, ni à délibérer longuement dans
des réunions clandestines avec ceux de mes collègues menacés comme
moi. Il me suffit de leur dire, entr'autres à Legendre, à Tallien, à Dubois
de Crancé, à Daunou, à Chénier: «Vous êtes sur la liste! vous êtes sur la
liste ainsi que moi, j'en suis sûr!» Tallien, Barras, Bourdon de l'Oise et
Dubois de Crancé montrèrent quelque énergie. Tallien luttait pour deux
existences dont l'une lui était alors plus chère que la vie: aussi était-il
décidé à frapper de son
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