Locus Solus | Page 6

Raymond Roussel
crépusculaires.
Plus bas le second tableau sculptural montrait la même inconnue, qui, assise dans une salle somptueuse, profitait d'une couture béante pour extraire d'un coussin bleu aux riches broderies certain fantoche costumé de rose et privé d'un de ses yeux.
Près de terre le troisième morceau mettait en scène un borgne en vêtements roses, qui, pendant vivant du fantoche, désignait à plusieurs curieux un bloc moyen de veineux marbre vert, dont la face supérieure, où s'enchassait à demi un lingot d'or, portait le mot Ego très légèrement gravé avec paraphe et date. Au second plan un court tunnel, muni intérieurement d'une grille fermée, semblait conduire à quelque immense caverne, creusée dans les flancs d'une marmoréenne montagne verte.
Dans les deux derniers sujets, telles couleurs gardaient une certaine force, notamment le bleu, le rose, le vert et l'or.
Interrogé, Canterel nous renseigna sur cette trilogie plastique.
Sept ans environ avant l'heure actuelle, ayant appris qu'une société se formait en vue de mettre au jour la ville bretonne de Gloannic, détruite et ensablée au XVe siècle par un formidable cyclone, le ma?tre, sans nul esprit de lucre, avait souscrit de nombreuses actions, dans le seul but d'encourager une grandiose entreprise, apte à donner selon lui de passionnants résultats.
Par la voix de leurs représentants, les plus grands musées des deux mondes s'étaient bient?t disputé maintes choses précieuses, qui, dues à des fouilles habiles faites en bonne place, venaient sans retard subir à Paris le feu des enchères publiques.
Canterel, présent à chaque nouvel arrivage d'antiquités, s'était soudain rappelé un soir, à la vue de trois hauts-reliefs peints ornant de face la base d'une grande niche vide récemment déterrée, cette légende armoricaine contenue dans le Cycle d'Arthur.
Au temps jadis, dans Gloannic, sa capitale, Kourmelen, roi de Kerlagou?zo--contrée sauvage marquant l'extrême pointe occidentale de la France--sentit, jeune encore, décliner rapidement sa santé dès longtemps précaire.
Kourmelen, depuis un lustre, était veuf de la reine Pléveneuc, morte en donnant le jour à son premier enfant, la petite princesse Hello.
Ayant plusieurs frères envieux qui briguaient le tr?ne, Kourmelen, tendre père, songeait avec effroi qu'après son trépas, sans doute prochain, Hello, appelée par la loi du pays à lui succéder sans partage, serait, vu son jeune age, en butte à maintes conspirations.
Dépourvue de joyaux, mais rachetant son défaut de luxe par une extrême ancienneté, la lourde couronne d'or de Kourmelen, ayant, sous le nom de la Massive, ceint de temps immémorial chaque front souverain de Kerlagou?zo, était devenue, à la longue, l'essence même de la royauté absolue, et privé d'elle nul prince n'e?t pu régner un seul jour. Par suite d'un ardent fétichisme, apte à prévaloir contre toute légitimité, le peuple e?t reconnu pour ma?tre tel prétendant assez adroit pour s'emparer de l'objet, prudemment enfermé en un lieu s?r muni de sentinelles.
Un ancêtre de Kourmelen, Jou?l le Grand, avait, en des ages lointains, fondé le royaume de Kerlagou?zo ainsi que sa capitale et porté le premier la Massive, fabriquée sur son ordre.
Mort presque centenaire après un règne glorieux, Jou?l, divinisé par la légende, s'était changé en astre du ciel et continuait à veiller sur son peuple. Dans le pays, chacun savait le voir au milieu des constellations pour lui adresser voeux et prières.
Confiant en la surnaturelle puissance de son illustre a?eul, Kourmelen, miné par ses angoisses, l'adjura de lui envoyer en songe quelque salutaire inspiration. Pour ?ter à ses frères jus qu'au moindre espoir de succès, il avait longuement songé à sceller hors de leurs atteintes, dans telle mystérieuse cachette, la couronne révérée, indispensable à toute intronisation. Mais il fallait qu'une fois en age de défier ses ennemis Hello, pour se faire proclamer reine, p?t retrouver l'antique cercle d'or--et la prudence défendait de lui indiquer le repaire choisi, tant la force ou la ruse arrachent facilement un secret à l'enfance. Obligé de prendre un confident, le roi hésitait, ému par la gravité du cas.
Jou?l entendit la prière de son descendant et le visita en rêve pour lui dicter une sage conduite.
Dès lors Kourmelen n'agit plus qu'en suivant les instructions re?ues.
Faisant fondre sa couronne il obtint un lingot de banale forme oblongue et se rendit au Morne-Vert, montagne enchantée qu'avait illustrée autrefois un studieux voyage de Jou?l.
Vers la fin de sa vie, parcourant son royaume avec sollicitude pour contr?ler le bien-être populaire et l'honnêteté de ses gouverneurs, Jou?l avait campé un soir dans une région solitaire entièrement nouvelle pour ses yeux.
On avait dressé la tente royale au pied du Morne-Vert, mont chaotique, surprenant par sa nuance glauque et ses reflets de marbre finement veiné. Jou?l, intrigué, en tenta l'ascension pendant que le repos s'organisait, frappant sans cesse avec un pieu ferré, comme pour en reconna?tre la nature, le sol partout résistant. Certain coup l'étonna en provoquant une vague résonance souterraine. Arrêté, il heurta fortement divers points de l'emplacement suspect et per?ut un écho sourd, qui, se
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