Locus Solus | Page 5

Raymond Roussel
qui, véritable rejeton commun des nombreuses tribus confondues en une seule famille, semblait consolider encore les liens établis.
L'oeuvre, installée sur la place publique de Tombouctou, re?ut, en raison de son origine, une dénomination qui traduite en langage moderne donnerait ces mots: le Fédéral. Modelé avec un art charmant, l'enfant, nu, le dos de ses mains tourné à plat vers le sol, avan?ait les bras comme pour faire une offrande invisible, évoquant, au moyen de son geste emblématique, le don de richesse et de félicite promis par l'idée qu'il représentait. Bient?t séchée et durcie, la statue acquit une solidité persistante.
Suivant l'espérance générale, un age d'or commen?a pour les peuplades fusionnées, qui, attribuant leur chance au Fédéral, vouèrent un culte passionné à ce tout-puissant fétiche, prompt à exaucer d'innombrables prières.
Sous le règne de Duhl-Séroul l'association des clans subsistait toujours et le Fédéral inspirait le même fanatisme.
La présente folie de la souveraine empirant sans cesse, on résolut d'aller en foule demander à la statue de terre l'immédiate conjuration du fléau.
Vue et décrite par Ibn Batouta, une grande procession, prêtres et dignitaires en tête, se rendit auprès du Fédéral pour lui adresser longuement, selon certains rites, de ferventes oraisons.
Le soir même, un furieux ouragan passa sur la contrée, sorte de tornade dévastatrice qui traversa rapidement Tombouctou, sans endommager le Fédéral, abrité par les constructions environnantes. Les jours suivants, de fréquentes averses résultèrent de la perturbation des éléments.
Cependant la vésanie aigu? de la reine s'accentuait, occasionnant à chaque heure de nouvelles calamités.
Déjà on désespérait du Fédéral, lorsqu'un matin le fétiche présenta, enracinée dans l'intérieur de sa main droite, une petite plante pressée d'éclore.
Sans hésiter, chacun vit là un remède miraculeusement offert par l'enfant vénéré pour guérir l'affection de Duhl-Séroul.
Promptement développé par des alternatives de pluie et d'ardent soleil, le végétal engendra de minuscules fleurs jaune pale, qui, recueillies avec soin, furent, sit?t sèches, administrées à la souveraine, alors au paroxysme de l'égarement.
Le phénomène retardataire se produisit incontinent, et Duhl-Séroul, enfin soulagée, retrouva sa raison et son équitable bonté.
Ivre de joie, le peuple, par une imposante cérémonie, rendit grace au Fédéral et, soucieux d'enrayer les crises prochaines, résolut de cultiver à l'aide d'un arrosage régulier, en la laissant par superstitieux respect dans la main de la statue sans oser semer ses germes nulle part, la plante mystérieuse qui jusqu'alors inconnue dans la contrée n'autorisait qu'une seule hypothèse: transportée dans les airs par l'ouragan depuis de lointaines régions, une graine, atteignant en sa chute la dextre de l'idole, avait m?ri dans la terre végétale régénérée par la pluie.
Suivant la croyance unanime l'omnipotent Fédéral avait lui même décha?né le cyclone, conduit la semence jusqu'à sa main et provoqué chaque ondée germinatrice.
Tel était dans l'exposé d'Ibn Batouta le passage favori de l'explorateur Echenoz, qui, une fois à Tombouctou, s'enquit du Fédéral.
Une scission survenue entre les tribus solidaires l'ayant privé de toute signification, le fétiche, banni de la place publique et relégué comme simple curiosité parmi les reliques d'un temple, avait depuis longtemps sombré dans l'oubli.
Echenoz voulut le voir. Dans la main de l'enfant, intact et souriant, se dressait encore la fameuse plante, qui, maintenant sèche et rabougrie, avait jadis--l'explorateur réussit à l'apprendre--conjuré pendant plusieurs années, jusqu'à produire une complète guérison, chaque nouvelle crise de Duhl-Séroul. Possédant sur la botanique les notions qu'exigeait sa profession, Echenoz reconnut en l'antique débris horticole un pied d'artemisia maritima--et se rappela qu'absorbées en quantité minime, sous la forme d'un médicament jaunatre nommé semen-contra, les fleurs séchées de cette radiée constituent, en effet, un très actif emménagogue. Pris à une source unique et pauvre, c'est juste ment à faible dose que le remède avait toujours agi sur Duhl Séroul.
Pensant que le Fédéral, vu son présent délaissement, pouvait être acquis, Echenoz offrit un large prix aussit?t accepté--puis rapporta en Europe la singulière statue, dont l'historique éveilla fort l'attention de Canterel.
Or Echenoz était mort depuis peu, léguant le Fédéral à son ami, en souvenir de l'intérêt porté par celui-ci à l'ancien fétiche africain.
Nos regards, fixant le symbolique enfant, maintenant paré pour nous, ainsi que la vieille plante, de la plus attrayante gloire, furent bient?t sollicités par trois hauts reliefs rectangulaires, taillés, à même la pierre, dans la portion inférieure du bloc élevé où s'évidait la niche.
Devant nous, entre le sol et le niveau de la plate-forme que foulait le Fédéral, les trois oeuvres, finement coloriées, s'allongeaient horizontalement l'une au-dessous de l'autre et, déjà très frustes par endroits, donnaient le sentiment, ainsi que le bloc pierreux entier, d'une fabuleuse antiquité.
Le premier haut-relief représentait, debout sur une plaine gazonneuse, une jeune femme extasiée, qui, les bras alourdis par une moisson de fleurs, contemplait à l'horizon cette expression: D'ORES, esquissée dans le ciel par d'étroits cirrus que le vent recourbait mollement. Les teintes, bien que passées, subsistaient partout, délicates et multiples, encore nettes sur les nuages, pleins de rouges reflets
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