souvent bien belle; elle est
riche, ornée, amusante, copieuse, inépuisable en formes, haute en
couleur; elle est barbare à force d'aimer la Grèce et Rome; elle est
pédante et naïve. Observons en passant qu'elle semble parfois chargée,
bourbeuse et obscure. Ce n'est pas sans troubler profondément la
limpidité de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la
latine et la grecque, y ont si brusquement vidé leurs vocabulaires.
Chose remarquable et qui s'explique par tout ce que nous venons dire,
pour ceux qui ne comprennent que la langue courante, le français du
seizième siècle est moins intelligible que le français du quinzième.
Pour cette classe de lecteurs, Brantôme est moins clair que Jean de
Troyes.
Au commencement du dix-septième siècle, cette langue trouble et
vaseuse subit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à
la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par
les événements et par les livres, par les moeurs et par les idées, qui
nous donne pour résultat l'admirable langue de P. Mathieu et de
Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine,
et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce
qu'à Dieu ne plaise, la langue française aurait dû en rester là. C'était une
belle langue que cette poésie de Régnier, que cette prose de Mathieu!
c'était une langue déjà mûre, et cependant toute jeune, une langue qui
avait toutes les qualités les plus contraires, selon le besoin du poëte;
tantôt ferme, adroite, svelte, vive, serrée, étroitement ajustée sur
l'intention de l'écrivain, sobre, austère, précise, elle allait à pied et sans
images et droit au but; tantôt majestueuse, lente et tout empanachée de
métaphores, elle tournait largement autour de la pensée, comme les
carrosses à huit chevaux dans un carrousel. C'était une langue élastique
et souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes les fantaisies de la
période, une langue toute moirée de figures et d'accidents pittoresques;
une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait
merveilleusement la forme de l'idée, et qui, par moments, flottait
quelque peu à l'entour, autant qu'il le fallait pour la grâce du style.
C'était une langue pleine de fières allures, de propriétés élégantes, de
caprices amusants; commode et naturelle à écrire; donnant parfois aux
écrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expressions qui
faisaient partie de son fonds naturel. C'était une langue forte et
savoureuse, tout à la fois claire et colorée, pleine d'esprit, excellente au
goût, ayant bien la senteur de ses origines, très française, et pourtant
laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hellénique,
romaine ou castillane; une langue calme et transparente, au fond de
laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques étymologies
grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les coraux sous
l'eau d'une mer limpide.
Cependant, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, il s'éleva
une mémorable école de lettrés qui soumit à un nouveau débat toutes
les questions de poésie et de grammaire dont avait été remplie la
première moitié du même siècle, et qui décida, à tort selon nous, pour
Malherbe contre Régnier. La langue de Régnier, qui semblait encore
très bonne à Molière, parut trop verte et trop peu faite à ces sévères et
discrets écrivains. Racine la clarifia une seconde fois. Cette deuxième
distillation, beaucoup plus artificielle que la première, beaucoup plus
littéraire et beaucoup moins populaire, n'ajouta à la pureté et à la
limpidité de l'idiome qu'en le dépouillant de presque toutes ses
propriétés savoureuses et colorantes, et en le rendant plus propre
désormais à l'abstraction qu'à l'image; mais il est impossible de s'en
plaindre quand on songe qu'il en est résulté Britannicus, Esther, et
Athalie, oeuvres belles et graves, dont le style sera toujours
religieusement admiré de quiconque acceptera avec bonne foi les
conditions sous lesquelles il s'est formé.
Toute chose va à sa fin. Le dix-huitième siècle filtra et tamisa la langue
une troisième fois. La langue de Rabelais, d'abord épurée par Régnier,
puis distillée par Racine, acheva de déposer dans l'alambic de Voltaire
les dernières molécules de la vase natale du seizième siècle. De là cette
langue du dix-huitième siècle, parfaitement claire, sèche, dure, neutre,
incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu'elle avait à
faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de
colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en
même temps très haïssable dans le vers, langue de philosophes en un
mot, et non de poëtes. Car la philosophie du dix-huitième siècle, qui est
l'esprit d'analyse arrivé à sa plus complète expression, n'est pas moins
hostile à la poésie qu'à la religion, parce que la poésie comme la
religion n'est qu'une grande synthèse. Voltaire ne se hérisse pas moins
devant Homère que devant Jésus.
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