Littérature et Philosophie mêlées | Page 7

Victor Hugo

Au dix-neuvième siècle, un changement s'est fait dans les idées à la
suite du changement qui s'était fait dans les choses. Les esprits ont
déserté cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l'art s'ébréchait
depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique
a succédé un souffle religieux, à l'esprit d'analyse l'esprit de synthèse,
au démon démolisseur le génie de la reconstruction, comme à la

convention avait succédé l'empire, à Robespierre Napoléon. Il est
apparu des hommes doués de la faculté de créer, et ayant tous les
instincts mystérieux qui tracent son itinéraire au génie. Ces hommes,
que nous pouvons d'autant plus louer que nous sommes
personnellement bien éloignés de prétendre à l'honneur de figurer
parmi eux, ces hommes se sont mis à l'oeuvre. L'art, qui, depuis cent
ans, n'était plus en France qu'une littérature, est redevenu une poésie.
Au dix-huitième siècle il avait fallu une langue philosophique, au
dix-neuvième il fallait une langue poétique.
C'est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu,
les poëtes de nos jours, aidés d'une sorte de sympathie et de concours
populaire, ont soumis la langue à cette élaboration radicale qui était si
mal comprise il y a quelques années, qui a été prise d'abord pour une
levée en masse de tous les solécismes et de tous les barbarismes
possibles, et qui a si longtemps fait taxer d'ignorance et d'incorrection
tel pauvre jeune écrivain consciencieux, honnête et courageux,
philologue comme Dante en même temps que poëte, nourri des
meilleures études classiques, lequel avait peut-être passé sa jeunesse à
ne remporter dans les collèges que des prix de grammaire.
Les poëtes ont fait ce travail, comme les abeilles leur miel, en songeant
à autre chose, sans calcul, sans préméditation, sans système, mais avec
la rare et naturelle intelligence des abeilles et des poëtes. Il fallait
d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la
saveur; il a donc été bon de la mélanger selon certaines doses avec la
fange féconde des vieux mots du seizième siècle. Les contraires se
corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort
de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat.
L'opération d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien maintenant, selon
les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a été retrempée à
ses origines. Voilà tout. Seulement, et encore avec une réserve extrême,
on a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots nécessaires
ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nouveaux. Or ce
sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits
artificiellement qui détruisent le tissu d'une langue. On s'en est gardé.

Quelques mots frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies.
D'autres, tombés en banalité, et détournés de leur vraie signification,
ont été ramassés sur le pavé et soigneusement replacés dans leur sens
propre.
De toute cette élaboration, dont nous n'indiquons ici que quelques
détails pris au hasard, et surtout du travail simultané de toutes les idées
particulières à ce siècle (car ce sont les idées qui sont les vraies et
souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue qui, certes,
aura aussi ses grands écrivains, nous n'en doutons pas; une langue
forgée pour tous les accidents possibles de la pensée; langue qui, selon
le besoin de celui qui s'en sert, a la grâce et la naïveté des allures
comme au seizième siècle, la fierté des tournures et la phrase à grands
plis comme au dix-septième siècle, le calme, l'équilibre et la clarté
comme au dix-huitième; langue propre à ce siècle, qui résume trois
formes excellentes de notre idiome sous une forme plus développée et
plus complète, et avec laquelle aujourd'hui l'écrivain qui en aurait le
génie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et
peindre comme Mathieu.
Cette langue est aujourd'hui à peu près faite. Comme prose, ceux qui
l'étudient dans les notables écrivains qu'elle possède déjà, et que nous
pourrions nommer, savent qu'elle a mille lois à elle, mille secrets, mille
propriétés, mille ressources nées tant de son fonds personnel que de la
mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont précédée et qu'elle
multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particulière et
toutes sortes de petites règles intérieures connues seulement de ceux
qui pratiquent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de vers.
Comme poésie, elle est aussi bien construite pour la rêverie que pour la
pensée, pour l'ode que pour le drame. Elle a été remaniée dans le vers
par le mètre, dans la strophe par le rhythme. De là, une harmonie toute
neuve, plus riche que l'ancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui
gagne tous les jours de nouvelles octaves.
Telle est, avec tous les développements que
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