curieux, plein de franchise et de
vivacité, nourri de la moëlle des écrivains classiques. Avec ce qu'il a
appris d'eux et de sa propre expérience il a fait un recueil d'études
philosophiques aussi agréable qu'instructif. On le lit et on le relit sans
se lasser, tant il a de fantaisie, d'imagination, d'esprit et de vérité.
Son défaut est un scepticisme outré, une absence à peu près complète
de fortes convictions morales. Aux plus graves questions il répond par
ce mot favori, "Que sais-je?" réponse peu digne d'un esprit sérieux,
chercheur et vraiment philosophique.
L'excellence de Montaigne est d'ailleurs dans son style. Celui-ci est
riche, souple, chaud, coloré et infiniment plus libre d'adultération
étrangère que celui de Rabelais.
L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de
réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa
disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût,
son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des
pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il
sait, et ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit.... Il parle
beaucoup de morale, de politique, de littérature, il agite à la fois mille
questions, mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa
paresse autant qu'à son jugement.... Montaigne ne connaît pas l'art
d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec La Fontaine,
contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l'on
soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire à goûter les plaisirs que permet la
nature bien ordonnée.... Il croit que c'est le parti de la sagesse.... Il
s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les
fureurs de la passion; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui
leur convient.... Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni
des autres....
La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des
chrétiens: il serait à souhaiter qu'elle servît de guide à tous ceux qui
n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et
un honnête homme.... Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté,
l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa
pensée....
L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet
homme n'a point de supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce
qu'il pense il le voit, et par la vivacité de ses expressions il le fait briller
à tous les yeux....
Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination,
admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être, il veut qu'elle
fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine au préjudice de la
raison. Nous n'acceptons pas un pareil éloge.
Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses
sentiments tels qu'ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de
sa conviction, et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver
toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit.
Quand je vois "ces braves formes de s'expliquer si visves et si
profondes, je ne dis pas que c'est bien dire, je dis que c'est bien penser."
Villemain.
Dans la plupart des auteurs je vois l'homme qui écrit, dans Montaigne
l'homme qui pense.
Montesquieu.
DE L'INSTITUTION DES ENFANTS.
À un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing,[4]
ny tant pour les commoditez externes que pour les siennes propres, et
pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en réussir
habile homme qu'homme sçavant, je vouldrais aussi qu'on feust[5]
soingneux de lui choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien
faite que bien pleine; et qu'on y requist toutes les deux, mais plus les
moeurs et l'entendement, que la science; et qu'il se conduisist en sa
charge d'une nouvelle manière. On ne cesse de criailler à nos aureilles,
comme qui verseroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que
redire ce qu'on nous a dict: je vouldrois qu'il corrigeast cette partie, et
que de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il
commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses,
les choisir, et discerner d'elle mesme; quelquefois lui ouvrant chemin,
quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle
seul; je veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour.--Il est bon
qu'il le face[6] trotter devant luy, pour juger de son train, et juger
jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force.
[Footnote 4: "Gaing," gain.]
[Footnote 5: "Feust," fût.]
[Footnote 6: "Face," fasse.]
* * * * *
Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais
du sens et de la substance; et qu'il juge du
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