Littérature Française (Première Année) | Page 6

E. Aubert
est d'une richesse incomparable, un peu trop grecque, et émaillée d'expressions idiomatiques et proverbiales. Il y en a quelques unes qui datent de lui. Ainsi l'on dit "le quart d'heure de Rabelais," pour le moment où il s'agit de payer, et "c'est un mouton de Panurge" d'un homme qui ne fait qu'imiter les autres.
Rabelais est incompréhensible; son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon il va jusques à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.
La Bruyère.
L'histoire de Gargantua et de Pantagruel a occupé trente ans de la vie de l'auteur.
Rabelais l'a pris, laissé, repris. Il l'a commencé pour amuser ses malades et pour s'égayer, et il l'a continué au hasard. Il ne s'est prescrit aucun plan. Il n'y a pas mis d'unité, ni même de suite. La première partie est complète en elle-même, la seconde ouvre un nouveau sujet, la cinquième ne termine rien. L'ouvrage n'a jamais été destiné à finir. Ce n'est pas un livre, mais une galerie de tableaux, un chapelet d'aventures auxquelles on ne songe pas à donner plus de liaison, précisément parce que l'intérêt est moins dans le fond du récit que dans la manière dont il est raconté, et dans les plaisanteries dont il est semé....
Rabelais n'a point voulu enseigner. Il n'a apporté à son ouvrage aucun dessein profond. Il a pris la plume pour s'égayer et égayer les autres. Seulement, ainsi qu'il arrive d'ordinaire aux rieurs, il a ri aux dépens d'autrui; à l'exemple de tous les comiques, il a fait de la satire....
Il n'a cherché qu'une chose, s'ébaudir. Peut-être était-ce pour ne pas pleurer.
Car selon l'humeur de cet age Chacun, pour cacher son malheur, S'attachait le ris au visage, Et les larmes dedans son coeur.
Mais non, Rabelais a ri parce qu'il ne pouvait faire autrement. Rabelais est le rieur par excellence....
Il rit sans raison, par un simple besoin de joie, par un mouvement de gaieté animale.... Il met les convenances sous les pieds;... le sentiment de la décence lui est étranger....
Il est obscène plut?t qu'immoral. Il se compla?t dans l'ordure, mais il n'est pas corrompu. Son livre comme il le proclame lui-même "ne contient mal ni infection."
Rabelais est un bouffon, un fou de cour auquel on finit par passer des libertés excessives en faveur de ses traits de sagesse.
On dirait à le voir quelque Pantagruel en personne, un être énorme, malpropre, joyeux et bon....
Rabelais va parcourant toute la gamme des sentiments humains, aussi à l'aise dans le sublime que dans le trivial, assez vaste ou assez souple pour réunir en lui tous les contrastes. De là cette variété qui prépare chez lui tant de surprises au lecteur. Mais ce n'est qu'un de ses attraits. Il en a de toutes sortes et des plus vifs: le libre regard sur toutes choses, l'ingénieuse satire, je ne sais quelle grace et quelle charmante na?veté, l'invention inépuisable, la verve indomptable, le flot intarissable, les ressources du vocabulaire.
Il a été moins un artiste qu'un génie, et cependant il a eu, lui le premier, ce qui avait manqué au moyen-age, la fa?on de dire, comme aussi il a eu, ce qui allait se perdre après lui, la faculté de se créer une langue.
E. Scherer.
II.
MONTAIGNE. Né au chateau de Montaigne, près de Bordeaux, en 1533; mort en 1592.
Michel Montaigne a été le plus grand écrivain du XVIe siècle. De tous les livres de l'époque de la Renaissance celui qui a conservé le plus de lecteurs, c'est le sien, LES ESSAIS. Il le mérite tant par le sujet que par la manière dont il est traité. Ce sujet c'est l'homme étudié par l'auteur sur lui-même.
L'auteur est un esprit fin, délicat, curieux, plein de franchise et de vivacité, nourri de la mo?lle des écrivains classiques. Avec ce qu'il a appris d'eux et de sa propre expérience il a fait un recueil d'études philosophiques aussi agréable qu'instructif. On le lit et on le relit sans se lasser, tant il a de fantaisie, d'imagination, d'esprit et de vérité.
Son défaut est un scepticisme outré, une absence à peu près complète de fortes convictions morales. Aux plus graves questions il répond par ce mot favori, "Que sais-je?" réponse peu digne d'un esprit sérieux, chercheur et vraiment philosophique.
L'excellence de Montaigne est d'ailleurs dans son style. Celui-ci est riche, souple, chaud, coloré et infiniment plus libre d'adultération étrangère que celui de Rabelais.
L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition
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