Littérature Française (Première Année) | Page 7

E. Aubert
tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son go?t, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit.... Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature, il agite à la fois mille questions, mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu'à son jugement.... Montaigne ne conna?t pas l'art d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec La Fontaine, contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l'on soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire à go?ter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée.... Il croit que c'est le parti de la sagesse.... Il s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plut?t les faiblesses que les fureurs de la passion; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui leur convient.... Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni des autres....
La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens: il serait à souhaiter qu'elle serv?t de guide à tous ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme.... Montaigne pla?t, amuse, intéresse par la na?veté, l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée....
L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n'a point de supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense il le voit, et par la vivacité de ses expressions il le fait briller à tous les yeux....
Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination, admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être, il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine au préjudice de la raison. Nous n'acceptons pas un pareil éloge.
Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils sont empreints dans son ame. Sa chaleur vient de sa conviction, et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit.
Quand je vois "ces braves formes de s'expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c'est bien dire, je dis que c'est bien penser."
Villemain.
Dans la plupart des auteurs je vois l'homme qui écrit, dans Montaigne l'homme qui pense.
Montesquieu.
DE L'INSTITUTION DES ENFANTS.
à un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing,[4] ny tant pour les commoditez externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en réussir habile homme qu'homme s?avant, je vouldrais aussi qu'on feust[5] soingneux de lui choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faite que bien pleine; et qu'on y requist toutes les deux, mais plus les moeurs et l'entendement, que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle manière. On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict: je vouldrois qu'il corrigeast cette partie, et que de belle arrivée, selon la portée de l'ame qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle seul; je veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour.--Il est bon qu'il le face[6] trotter devant luy, pour juger de son train, et juger jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force.
[Footnote 4: "Gaing," gain.]
[Footnote 5: "Feust," f?t.]
[Footnote 6: "Face," fasse.]
* * * * *
Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa le?on, mais du sens et de la substance; et qu'il juge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa mémoire mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subjects pour veoir s'il l'a encores bien prins[7] et bien faict sien.
[Footnote 7: "Prins," pris.]
Qu'il lui face tout passer par l'estamine, et ne loge rien en sa teste par simple autorité et à crédit. ... La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premièrement, qu'à qui les dict aprez: ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l'entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent de?a delà les fleurs; mais elles en font aprez le miel qui est tout leur, ce n'est plus thym ni marjolaine.... Le gaing de notre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage.... C'est l'entendement qui
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