Lingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I | Page 7

Miguel de Cervantes Saavedra
Oh! combien se réjouit notre bon
chevalier quand il eut fait ce discours, et surtout quand il eut trouvé à
qui donner le nom de sa dame! Ce fut, à ce que l'on croit, une jeune
paysanne de bonne mine, qui demeurait dans un village voisin du sien,
et dont il avait été quelque temps amoureux, bien que la belle n'en eût
jamais rien su, et ne s'en fût pas souciée davantage. Elle s'appelait
Aldonza Lorenzo, et ce fut à elle qu'il lui sembla bon d'accorder le titre
de dame suzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom qui ne
s'écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât la grande dame et la
princesse, il vint à l'appeler _Dulcinée du Toboso, _parce qu'elle était
native de ce village: nom harmonieux à son avis, rare et distingué, et
non moins expressif que tous ceux qu'il avait donnés à son équipage et
à lui-même.
Chapitre II
_Qui traite de la première sortie que fit de son pays l'ingénieux don
Quichotte._
Ayant donc achevé ses préparatifs, il ne voulut pas attendre davantage
pour mettre à exécution son projet. Ce qui le pressait de la sorte, c'était
la privation qu'il croyait faire au monde par son retard, tant il espérait

venger d'offenses, redresser de torts, réparer d'injustices, corriger d'abus,
acquitter de dettes. Ainsi, sans mettre âme qui vive dans la confidence
de son intention, et sans que personne le vît, un beau matin, avant le
jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s'arma de toutes
pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa son
écu, saisit sa lance, et, par la fausse porte d'une basse-cour, sortit dans
la campagne, ne se sentant pas d'aise de voir avec quelle facilité il avait
donné carrière à son noble désir. Mais à peine se vit-il en chemin
qu'une pensée terrible l'assaillit, et telle, que peu s'en fallut qu'elle ne
lui fît abandonner l'entreprise commencée. Il lui vint à la mémoire qu'il
n'était pas armé chevalier; qu'ainsi, d'après les lois de la chevalerie, il
ne pouvait ni ne devait entrer en lice avec aucun chevalier; et que,
même le fût-il, il devait porter des armes blanches, comme chevalier
novice, sans devise sur l'écu, jusqu'à ce qu'il l'eût gagnée par sa valeur.
Ces pensées le firent hésiter dans son propos; mais, sa folie l'emportant
sur toute raison, il résolut de se faire armer chevalier par le premier
qu'il rencontrerait, à l'imitation de beaucoup d'autres qui en agirent
ainsi, comme il l'avait lu dans les livres qui l'avaient mis en cet état.
Quant aux armes blanches, il pensait frotter si bien les siennes, à la
première occasion, qu'elles devinssent plus blanches qu'une hermine.
De cette manière, il se tranquillisa l'esprit, et continua son chemin, qui
n'était autre que celui que voulait son cheval, car il croyait qu'en cela
consistait l'essence des aventures.
En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui- même, et
disait:
«Qui peut douter que dans les temps à venir, quand se publiera la
véridique histoire de mes exploits, le sage qui les écrira, venant à conter
cette première sortie que je fais si matin, ne s'exprime de la sorte: «À
peine le blond Phébus avait-il étendu sur la spacieuse face de la terre
immense les tresses dorées de sa belle chevelure; à peine les petits
oiseaux nuancés de mille couleurs avaient-ils salué des harpes de leurs
langues, dans une douce et mielleuse harmonie, la venue de l'aurore au
teint de rose, qui, laissant la molle couche de son jaloux mari, se
montre aux mortels du haut des balcons de l'horizon castillan, que le
fameux chevalier don Quichotte de la Manche, abandonnant le duvet

oisif, monta sur son fameux cheval Rossinante, et prit sa route à travers
l'antique et célèbre plaine de Montiel.»
En effet, c'était là qu'il cheminait; puis il ajouta:
«Heureux âge et siècle heureux, celui où paraîtront à la clarté du jour
mes fameuses prouesses dignes d'être gravées dans le bronze, sculptées
en marbre, et peintes sur bois, pour vivre éternellement dans la
mémoire des âges futurs! Ô toi, qui que tu sois, sage enchanteur,
destiné à devenir le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, je t'en
prie, n'oublie pas mon bon Rossinante, éternel compagnon de toutes
mes courses et de tous mes voyages.»
Puis, se reprenant, il disait, comme s'il eût été réellement amoureux:
«Ô princesse Dulcinée, dame de ce coeur captif! une grande injure vous
m'avez faite en me donnant congé, en m'imposant, par votre ordre, la
rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté.
Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce coeur, votre sujet, qui
souffre tant d'angoisses pour l'amour de vous.[22]«
À ces sottises, il en ajoutait cent autres, toutes à la manière de celles
que ses livres
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