lu que pratiquaient les chevaliers errants,
redressant toutes sortes de torts, et s'exposant à tant de rencontres, à
tant de périls, qu'il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée.
Il s'imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son
bras au moins par l'empire de Trébizonde. Ainsi emporté par de si
douces pensées et par l'ineffable attrait qu'il y trouvait, il se hâta de
mettre son désir en pratique. La première chose qu'il fit fut de nettoyer
les pièces d'une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui,
moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un
coin. Il les lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu'il put. Mais il
s'aperçut qu'il manquait à cette armure une chose importante, et qu'au
lieu d'un heaume complet elle n'avait qu'un simple morion. Alors son
industrie suppléa à ce défaut: avec du carton, il fit une manière de
demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une apparence de
salade entière. Il est vrai que, pour essayer si elle était forte et à
l'épreuve d'estoc et de taille, il tira son épée, et lui porta deux coups du
tranchant, dont le premier détruisit en un instant l'ouvrage d'une
semaine. Cette facilité de la mettre en pièces ne laissa pas de lui
déplaire, et, pour s'assurer contre un tel péril il se mit à refaire son
armet, le garnissant en dedans de légères bandes de fer, de façon qu'il
demeurât satisfait de sa solidité; et, sans vouloir faire sur lui de
nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine
trempe.
Cela fait, il alla visiter sa monture; et quoique l'animal eût plus de tares
que de membres, et plus triste apparence que le cheval de Gonéla, qui
_tantum pellis et ossa fuit__[18]_, il lui sembla que ni le Bucéphale
d'Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre
jours se passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait: «Car,
se disait-il, il n'est pas juste que cheval d'aussi fameux chevalier, et si
bon par lui- même, reste sans nom connu.» Aussi essayait-il de lui en
accommoder un qui désignât ce qu'il avait été avant d'entrer dans la
chevalerie errante, et ce qu'il était alors. La raison voulait d'ailleurs que
son maître changeant d'état, il changeât aussi de nom, et qu'il en prît un
pompeux et éclatant, tel que l'exigeaient le nouvel ordre et la nouvelle
profession qu'il embrassait. Ainsi, après une quantité de noms qu'il
composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa mémoire et son
imagination, à la fin il vint à l'appeler _Rossinante__[19]__, _nom, à
son idée, majestueux et sonore, qui signifiait ce qu'il avait été et ce qu'il
était devenu, la première de toutes les rosses du monde.
Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut s'en
donner un à lui-même; et cette pensée lui prit huit autres jours, au bout
desquels il décida de s'appeler _don Quichotte. _C'est de là, comme on
l'a dit, que les auteurs de cette véridique histoire prirent occasion
d'affirmer qu'il devait se nommer Quixada, et non Quesada[20] comme
d'autres ont voulu le faire accroire. Se rappelant alors que le valeureux
Amadis ne s'était pas contenté de s'appeler Amadis tout court, mais
qu'il avait ajouté à son nom celui de sa patrie, pour la rendre fameuse,
et s'était appelé Amadis de Gaule, il voulut aussi, en bon chevalier,
ajouter au sien le nom de la sienne, et s'appeler _don Quichotte de la
Manche, _s'imaginant qu'il désignait clairement par là sa race et sa
patrie, et qu'il honorait celle-ci en prenant d'elle son surnom.
Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade, donné un
nom à son bidet et à lui-même la confirmation[21], il se persuada qu'il
ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber
amoureux, car, pour lui, le chevalier errant sans amour était un arbre
sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. Il se disait: «Si, pour la
punition de mes péchés, ou plutôt par faveur de ma bonne étoile, je
rencontre par là quelque géant, comme il arrive d'ordinaire aux
chevaliers errants, que je le renverse du premier choc ou que je le fende
par le milieu du corps, qu'enfin je le vainque et le réduise à merci, ne
serait-il pas bon d'avoir à qui l'envoyer en présent, pour qu'il entre et se
mette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d'une voix
humble et soumise: «Je suis, madame, le géant Caraculiambro, seigneur
de l'île Malindrania, qu'a vaincu en combat singulier le jamais
dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, lequel m'a
ordonné de me présenter devant Votre Grâce, pour que Votre Grandeur
dispose de moi tout à son aise?»
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