la vérité.
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif,
c'est-à-dire à peu près toute l'année, s'adonnait à lire des livres de
chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu'il en oublia presque
entièrement l'exercice de la chasse et même l'administration de son bien.
Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu'il vendit
plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de
chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu'il put
s'en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait
que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva[13]. En effet,
l'extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés
lui semblaient d'or; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie
et de défi, où il trouvait écrit en plus d'un endroit: «La raison de la
déraison qu'à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison,
qu'avec raison je me plains de votre beauté;» et de même quand il lisait:
«Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des
étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite
votre grandeur.»
Avec ces propos et d'autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait
le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture pour les
comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des entrailles,
ce qu'Aristote lui-même n'aurait pu faire, s'il fût ressuscité tout exprès
pour cela. Il ne s'accommodait pas autant des blessures que don
Bélianis donnait ou recevait, se figurant que, par quelques excellents
docteurs qu'il fût pansé, il ne pouvait manquer d'avoir le corps couvert
de cicatrices, et le visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans
l'auteur cette façon galante de terminer son livre par la promesse de
cette interminable aventure; souvent même il lui vint envie de prendre
la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé[14].
Sans doute il l'aurait fait, et s'en serait même tiré à son honneur, si
d'autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l'en eussent
détourné. Maintes fois il avait discuté avec le curé du pays, homme
docte et gradué à Sigüenza[15], sur la question de savoir lequel avait
été meilleur chevalier, de Palmérin d'Angleterre ou d'Amadis de Gaule.
Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul
n'approchait du chevalier de Phébus, et que si quelqu'un pouvait lui être
comparé, c'était le seul don Galaor, frère d'Amadis de Gaule; car
celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point
un pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant pas
d'un pouce.
Enfin, notre hidalgo s'acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se
passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si
bien qu'à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le
cerveau, de manière qu'il vint à perdre l'esprit. Son imagination se
remplit de tout ce qu'il avait lu dans les livres, enchantements, querelles,
défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et
extravagances impossibles; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce
magasin d'inventions rêvées était la vérité pure, qu'il n'y eut pour lui
nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy
Diaz avait sans doute été bon chevalier, mais qu'il n'approchait pas du
chevalier de l'Ardente-Épée, lequel, d'un seul revers, avait coupé par la
moitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plus de cas de
Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis
à mort Roland l'enchanté, s'aidant de l'adresse d'Hercule quand il
étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du
géant Morgant, qui, bien qu'issu de cette race géante, où tous sont
arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui
qu'il préférait à tous les autres, c'était Renaud de Montauban, surtout
quand il le voyait sortir de son château, et détrousser autant de gens
qu'il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet,
qui était toute d'or, à ce que dit son histoire[16]_. _Quant au traître
Ganelon[17], pour lui administrer une volée de coups de pied dans les
côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa nièce
pardessus le marché.
Finalement, ayant perdu l'esprit sans ressource, il vint à donner dans la
plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui
parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l'éclat de sa gloire que
pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s'en aller par
le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de
pratiquer tout ce qu'il avait
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