Linfluence dun livre | Page 5

Philipe Aubert de Gaspé
La troisième a son excuse dans la passion la plus puissante du coeur humain! l'amour, source de tant d'erreurs. Elle ne con?oit pas qu'on puisse aimer et supporter de l'indifférence; elle veut que le jeune Anglais, aux cheveux blonds, boive la coupe des passions, comme elle, fille du Midi à la longue chevelure noire, à l'ame de feu!... Mais ce que je ne puis concevoir et ce qui répugne à la raison, c'est qu'un être, auquel on ne peut refuser le nom d'homme, puisse s'abreuver du sang de son semblable pour un peu d'or...
Sur les bords de la charmante rivière des Trois-Saumons est une jolie maison de campagne peinte en rouge qui touche, au c?té sud, à la voie publique et, au c?té nord, au fleuve Saint-Laurent; les arbres qui la couvrent de leur feuillage, sur le devant, invitent maintenant le voyageur fatigué à se reposer; car c'est à présent une auberge. Autrefois ce fut la demeure d'un assassin, et ses murs, maintenant si propres et si blancs, ont été rougis du sang du malheureux qu'un destin fatal avait conduit sous son toit.
Au temps dont je parle, elle était occupée par Joseph Lepage, homme chez lequel deux passions seulement s'étaient concentrées; l'une qui n'a de nom que chez la brute, et l'autre, celle du tigre: la soif du sang. Il pouvait, comme la tigresse d'Afrique, se reposer près du cadavre qu'il avait étendu à ses pieds et contempler de son oeil sanglant sa victime encore palpitante.
Qui pourrait peindre cette malédiction de Dieu incarnée? Personne... Essayons au moins d'en donner une faible esquisse. Cet homme était d'une taille et d'une force prodigieuses: il e?t été bien proportionné sans son immense poitrine; son front était large et proéminent et deux sourcils épais couvraient deux os d'une grandeur démesurée sous lesquels étaient ensevelis, dans leur orbite creuse, ses yeux sombres et étincelants. Son nez aquilin couvrait une bouche bien fendue sur laquelle errait sans cesse un sourire de bagne, ce sourire qu'on ne voit guère que sur le siège des prévenus, qui les abandonne dès qu'ils entrent au cachot et qu'ils reprennent lorsque les prisons les revomissent au sein de la société. Deux protubérances qu'il avait derrière les oreilles l'auraient fait condamner sans témoins par un juge phrénologiste. Ses manières, quoique engageantes, inspiraient la défiance; et l'enfance même qu'il cherchait à capturer s'enfuyait à sa vue.
Il était assis sur le seuil de sa porte, vêtu d'une longue robe de chambre, le 6 septembre 182--, lorsqu'un colporteur s'approcha de lui pour lui demander s'il désirait acheter quelques marchandises. Il se leva aussit?t et le pria d'entrer, après l'avoir fait asseoir et invité à se rafra?chir; il l'engagea, vu que le soleil était bient?t près de se coucher, à passer la nuit chez lui. Le jeune homme, qui s'appelait Guillemette, refusa d'abord; mais celui-ci ayant fait observer qu'il y avait beaucoup de chasse aux environs et lui ayant offert un fusil, il se décida à rester et accepta ses offres. Il prit le fusil et sortit accompagné de son h?te. Ils aper?urent un jeune homme, en habit de voyageur, qui venait à eux et qui s'arrêta lorsqu'il les eut joints.
Le nouvel arrivé était d'un belle taille et sa mise très recherchée; les traits de son visage, d'une beauté rare, annon?aient la fatigue jointe à une mélancolie habituelle. Il salua le compagnon de Lepage qui, le reconnaissant, lui rendit son salut, en lui disant:--Vous paraissez fatigué M. de St-Céran; venez-vous de loin?
--J'arrive des pays d'en haut, répondit ce dernier.
--Allez-vous plus loin ce soir, Fran?ois?
--Non, je profite de l'offre obligeante de monsieur et je vais coucher chez lui; et vous?
Ici la physionomie de Lepage se rembrunit. Il avait intérêt à ce que personne ne s?t que le malheureux colporteur passait la nuit dans sa demeure.
--Je vais marcher encore une demi-heure et je crois que je logerai ce soir chez un de mes amis--Adieu je suis pressé. Il continua sa route. Guillemette prit le chemin du rivage et, après avoir chassé près d'une heure, il rentra au logis pour souper. Il trouva la table mise et se mit à manger de bon appétit. La conversation roula pendant le repas sur ses spéculations et il avoua franchement à son h?te qu'il n'avait vendu que pour onze louis depuis son départ de la capitale. Après avoir pris quelques verres de vin qui contenaient un fort narcotique que Lepage y avait jeté à son insu, il manifesta le désir de se reposer, et se jeta sur un petit lit où il ne tarda pas à s'endormir.
Alors commen?a le drame horrible dont nous allons entretenir nos lecteurs. Lepage, jusqu'alors accoudé sur la table et enseveli dans les rêveries, se leva et fit quelques tours dans la chambre à pas lents, puis s'arrêta près de l'endroit où dormait sa victime. Il écouta, d'un
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