Lhôtel hanté | Page 6

Wilkie Collins
certains cas, n'a pas de juge plus sévère qu'elle; dans
d'autres, au contraire, l'esprit et la conscience sont au mieux ensemble et vivent en
harmonie comme deux complices. Quand le docteur Wybrow sortit de chez lui pour la
seconde fois, il ne chercha même pas à se cacher à lui-même que la seule raison pour
dîner au cercle était de chercher à savoir ce que le monde disait de la comtesse Narona.
III
Il fut un temps où l'homme, à l'affût de toutes les médisances recherchait la société des
femmes. Maintenant l'homme fait mieux: il va à son cercle et entre dans le fumoir.
Le docteur Wybrow alluma donc son cigare et regarda autour de lui: ses semblables
étaient réunis en conclave. La salle était pleine, mais la conversation encore languissante.
Le docteur, sans s'en douter y apporta l'entrain qui y manquait. Quand il eut demandé si
quelqu'un connaissait la comtesse Narona, il lui fut répondu par une sorte de _tolle
_général indiquant l'étonnement. Jamais, telle était du moins l'opinion du conclave,
jamais on n'avait encore fait une question aussi absurde! Tout le monde, au moins toute
personne ayant la plus petite place dans ce qu'on appelle la société, connaissait la
comtesse Narona. Une aventurière à la réputation européenne aussi noire que possible,
d'ailleurs, tel fut en trois mots le portrait de cette femme au teint pâle et aux yeux
étincelants. Puis, passant aux détails, chaque membre du cercle ajouta un souvenir
scandaleux à la liste de ceux qu'on attribuait à la comtesse. Il était douteux qu'elle fût
réellement ce qu'elle prétendait être, une grande dame dalmatienne. Il était douteux
qu'elle eût jamais été mariée au comte dont elle prétendait être la veuve. Il était douteux
que l'homme qui l'accompagnait dans ses voyages, sous le nom de baron Rivar, et en
qualité de frère, fût véritablement son frère. On prétendait que le baron était un joueur
connu dans tous les tapis verts du continent. On prétendait que sa soi-disant soeur avait
été mêlée à une cause célèbre relative à un empoisonnement, à Vienne;-- qu'elle était
connue à Milan comme une espionne de l'Autriche;-- que son appartement à Paris avait
été dénoncé à la police comme un véritable tripot, et que son apparition récente en
Angleterre était le résultat naturel de cette dernière découverte. Un seul membre de
l'assemblée des fumeurs prit la défense de cette femme si gravement outragée, et déclara

que sa réputation avait été cruellement et injustement noircie. Mais cet homme était un
avocat, son intervention ne servit à rien; on l'attribua naturellement à l'amour de la
contradiction qu'éprouvent tous les gens de son métier. On lui demanda ironiquement ce
qu'il pensait des circonstances à la suite desquelles la comtesse en était arrivée à
promettre sa main; il répondit d'une manière très caractéristique, qu'il pensait que les
circonstances auxquelles on faisait allusion n'avaient rien que de fort honorable pour les
deux personnes qui y étaient intéressées, et qu'il regardait le futur mari de la dame
comme un homme des plus heureux et des plus dignes d'envie. Le docteur provoqua alors
un nouveau cri d'étonnement en demandant le nom de la personne que la comtesse allait
épouser.
Tous ses amis du fumoir déclarèrent à l'unanimité que_ _le célèbre médecin devait être
un frère de la Belle au Bois-Dormant, et qu'il venait à peine de se réveiller d'une léthargie
de vingt ans. C'était parfait de dire qu'il était tout à sa profession et qu'il n'avait ni le
temps ni le goût de ramasser dans les dîners ou dans les bals les bouts de conversations
qui arrivaient à ses oreilles; mais un homme qui ne savait pas que la comtesse Narona
avait emprunté de l'argent à Hombourg à lord Montbarry, et l'avait ensuite amené à lui
faire une proposition de mariage, n'avait probablement jamais entendu parler non plus de
lord Montbarry lui-même. Les plus jeunes membres du cercle, amis de la plaisanterie,
envoyèrent le domestique chercher un dictionnaire de la noblesse et lurent pour le docteur,
à haute voix, la généalogie de la personne en question, l'agrémentant de commentaires
variés qu'ils y intercalaient à l'usage du docteur.
_Herbert John Westwick. _Premier baron Montbarry, de Montbarry, comté du roi en
Irlande. Créé pair pour des services militaires distingués dans les Indes. Né en 1812.
«Âgé de quarante-huit ans, docteur.» En ce moment non marié. «Sera marié la semaine
prochaine, docteur, à la délicieuse créature dont nous avons parlé.» Héritier présomptif:
le frère cadet de Sa Seigneurie, Stephen Robert, marié à Ella, la plus jeune fille du
révérend Silas Marden, recteur de Rumigate, a trois filles de son mariage. Les plus jeunes
frères de Sa Seigneurie, Francis et Henry, non mariés. Soeurs de Sa Seigneurie, lady
Barville, mariée à sir Théodore Barville, Bart; et Anne, veuve de feu Peter Narbury, esq.,
de Narbury Cross.
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