Lhérésiarque et Cie | Page 8

Guillaume Apollinaire
pures et que je ne
m'étais pas couché plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun se
réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise. Il parla:
--J'y consens, vous n'êtes pas amoureux; et, puisque je vous vois
raisonnable, je vais élucider votre sympathie pour les juifs. Quels juifs
préférez-vous?
À cette question bizarre, je répondis pour le flatter:
--Ceux d'Avignon, cher monsieur, et, parmi ceux-là, je préfère les
prénommés Gabriel, nom qui se termine en el comme les paroles qui
me sont les plus chères: ciel et miel.
Mots finissant en el comme les noms des anges, Le ciel que l'on médite
et le miel que l'on mange.
Fernisoun rit bruyamment et, triomphant, s'écria:
--Nous y voilà donc, Boudiou! Dites-le crûment et sans ambages, ce
sont les juifs du sud de l'Europe occidentale que vous préférez. Ce ne
sont pas les juifs que vous aimez, ce sont des Latins. Oui des Latins. Je
vous ai dit que j'étais juif, monsieur, mais je parlais au point de vue

confessionnel, à tous autres égards je suis latin. Vous aimez les juifs
dits portugais qui, jadis, faussement convertis, tinrent de leurs parrains
espagnols ou portugais des noms espagnols ou portugais. Vous aimez
les juifs dont les noms sont catholiques comme Santa-Cruz ou
Saint-Paul. Vous aimez les juifs italiens et ceux français, dit Comtadins.
Je vous l'ai dit, monsieur, je suis né en Avignon et issu d'une famille y
établie depuis des siècles. Vous aimez les noms comme Muscat ou
Fernisoun. Vous aimez des Latins et nous sommes d'accord. Vous nous
aimez parce que, Portugais et Comtadins, nous ne sommes pas maudits.
Non, nous ne le sommes pas. Nous n'avons pas trempé dans le crime
judiciaire accompli contre le Christ. La tradition en fait foi, et la
malédiction ne nous atteint pas!...
Fernisoun s'était dressé, rouge et gesticulant, tandis que, resté assis, je
le regardais bouche bée. Il se calma, regarda autour de soi et me dit,
avec une moue de dédain:
--Vous êtes bien mal installé, Boudiou! Au demeurant, je m'en bats
l'oeil. Mais, enfin, vous devriez posséder quelque boisson délicate. Vos
visiteurs vous en sauraient gré.
J'allai à la cheminée, en soulevai le manteau, et pris dans les cendres un
flacon de vieille liqueur aux poires bergamotes. Fernisoun le déboucha
tandis que je lui cherchais une tasse. En même temps, je lui vantai la
finesse de cette liqueur que je tenais d'un distillateur de Durckheim,
dans le le Palatinat. Sans m'écouter, il remplit sa tasse jusqu'au bord et
la vida d'un trait. Ensuite, il secoua soigneusement les dernières gouttes
sur le parquet tandis que je m'excusais:
--Vous auriez préféré un bol?
Fernisoun ne daigna pas répondre sur ce point. Il continua:
--Et puis, au fait, vous avez raison, vous, Latins, de nous aimer, nous
juifs latins. Car nous appartenons aux races latines autant que les Grecs
et les Sarrazins de Provence et de Sicile. Nous ne sommes plus des
métèques, pas plus que tous les individus hétérogènes que les grandes
invasions ont fait se mêler aux Romains de l'empire. Nous sommes, en

outre, les meilleurs propagateurs de la latinité. Dans la plupart des
milieux juifs de Bulgarie et de Turquie, quelle langue parle-t-on, sinon
l'espagnol?
Fernisoun but une nouvelle rasade de liqueur aux poires bergamotes,
puis, fouillant dans son gilet, il en tira un cahier de papier à cigarettes.
Il me demanda du tabac. Je lui en tendis avec des allumettes. Fernisoun
roula une cigarette, l'alluma et, jetant triplement de la fumée par la
bouche et les narines, il reprit:
--En somme, qu'est-ce qui a fait la différence des juifs et des chrétiens?
C'est que les juifs espéraient un Messie, tandis que les chrétiens s'en
souvenaient. Nietszche s'était approprié l'idée juive. Combien de Latins
se sont imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent ce surhumain peu
messianique, duquel proclame la venue le Zarathoustra, emprunté au
Vendidad, où il célèbre la parole sainte, la très brillante, le ciel qui s'est
produit soi-même, le temps infini, l'air qui agit là-haut, la bonne loi
mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre les Daévas! Nous, juifs latins,
nous n'avons plus d'espoir. Les Prophètes nous avaient promis le
bonheur matériel: nous l'avons. La France, l'Italie, l'Espagne, ne nous
traitent plus en étrangers. Nous sommes libres. Aussi, n'ayant plus rien
à désirer, nous n'espérons plus, et j'y consens; le Messie est venu pour
nous comme pour vous. Et je puis l'avouer: Au fond du coeur je suis
catholique. Pourquoi? demanderez-vous. À cause qu'il n'y a plus de
religion hébraïque en France. Les juifs russes, polonais, allemands, ont
conservé une religion extérieure. Leurs rabbins connaissent, enseignent
et fortifient la religion. Nous autres, nous mangeons des rôtis cuits au
beurre, nous bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de Moïse ni
des Prophètes. Pour moi, j'adore les buissons d'écrevisses des soupers
galants,
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