Lhérésiarque et Cie | Page 7

Guillaume Apollinaire
avez mangé du
pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché
mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été
profané à cause de moi, prêtre sacrilège...
L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria:
--Anathème sur toi, moine!
Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des
réminiscences classiques, il déclama:
--Advocat infame vatem dici
en prononçant spirituellement à la façon des Français du XVIe siècle:
--Avocat infâme va-t-en d'ici!
Et là-dessus, il éclata de rire.
Mais le moine ne riait pas:
--Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite.
Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain
coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les
domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux,
allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient
déposer au couvent du moine sacrilège.

* * * * *
Là, les moines étaient réunis, le Père gardien parlait:
--Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était vertueux. Peut-être, au
semblant de nos frères de jadis qui furent égarés par des oiseaux
célestes et restèrent pendant des siècles en extase, reviendra-t-il dans
cent ans...
Les moines se signèrent et chacun d'eux avait à citer une histoire:
--L'un des moines de Heisterbach, qui avait douté de l'éternité, suivit un
écureuil dans la forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. Mais en
revenant au couvent, il vit qu'au bord du chemin les petits cyprès
étaient devenus de grands arbres...
Un autre dit:
--Un moine italien pensa n'avoir écouté qu'une minute un rossignol
chanteur, mais en retournant au monastère...
Un jeune moine ergoteur ricana:
--On cite quelques aventures de cette espèce chez les Grecs, et qui sait?
en ces oiseaux, au Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des antiques
Sirènes...
À ce moment on frappa à la porte du couvent, et les petits abbés de
l'archevêché entrèrent, portant, avec des précautions infinies, les pains
consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y avait des flûtes longues et
minces, des pains polkas pareils à des écus ronds--fuselés d'or à cause
de la croûte, et d'argent à cause de la farine saupoudrée--qu'avaient
pétris des gindres ignorant l'art du blason; des petits pains viennois,
pareils à des oranges pâles, des pains de ménage appelés bouleau ou
fendu, selon leur aspect.
Et devant les moines chantant le Tantum ergo, les petits abbés portèrent
leur fardeau dans la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel...

En expiation du sacrilège, les prêtres et les moines passèrent la nuit en
adoration. Le matin ils communièrent, et aussi les jours suivants jusqu'à
consommation des Saintes-Espèces, qui les derniers jours, craquaient
sous les dents, car le pain s'était rassis...
* * * * *
Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. Personne ne pourrait dire
ce qu'il devint, si les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut de
Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion étrangère, sur l'avant-bras
droit duquel était tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom
de fée dans les anciens romans de chevalerie...

LE JUIF LATIN
Un matin, je dormais, vivant en un beau songe. Un violent coup de
sonnette m'éveilla. Je me dressai, jurant en latin, en français, en
allemand, en italien, en provençal et en wallon. Je passai un pantalon,
mis des savates et allai ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas,
mais d'apparence correcte, me demanda un instant d'entretien...
Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui me sert de cabinet de travail,
salon, et salle à manger, le cas échéant. Il s'empara de l'unique fauteuil.
Pendant ce temps, dans la chambre à coucher, je précipitais une toilette
sommaire en regardant mon réveille-matin, qui marquait onze heures.
Je plongeai ma tête dans la cuvette, et, tandis que je frottais mes
cheveux mouillés, le monsieur s'écria:
--Je ne suis pas un poireau!
Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la pièce où je vis ce monsieur,
penché sur un restant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je m'excusai,
demandai la permission de passer un veston, et portai le plat dans la
chambre à coucher.
Lorsque je revins, le monsieur me dit en souriant:

--J'ai lu le Passant de Prague, et j'y ai vu que vous m'aimiez.
Je balbutiai sans oser nier, à cause que je m'imaginai avoir affaire à un
éditeur original qui, séduit par ma littérature, venait m'en demander
contre espèces. Il continua:
--Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en Avignon. Vous ne me
connaissez pas, mais vous aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je
suis juif, monsieur!
Je ris en disant que, par conséquent, il était vrai que je l'aimasse, mais
Fernisoun m'interrompit, s'écriant:
--Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, mon ami. Vous avez la
gueule de bois, ce matin, mon pauvre, et vous osez parler d'amour!
Je me récriai, protestant que mes moeurs étaient
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