Lhérésiarque et Cie | Page 6

Guillaume Apollinaire
écoulée en Catalogne, et à qui
la Vierge est apparue, paraît-il, au moins trente fois, seule ou
accompagnée soit de sainte Thérèse d'Avila, soit de saint Isidore, le
Père Séraphin découvrit dans sa vie de telles faiblesses que les évêques
espagnols eux-mêmes ont renoncé a la voir déclarer vénérable, et son
nom n'est plus invoqué à cette heure que dans certaines maisons de
Barcelone, particulièrement mal famées.
Irrités à cause du fanatisme avec lequel le Père Séraphin salissait les
mérites des défunts qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des intérêts
dans ces saintes causes intriguèrent pour qu'il cessât son office. Et
quelle victoire! Il dut retourner en France. Sa réputation étrange
d'avocat du diable l'y suivit. On frémissait en l'écoutant prêcher sur la
mort ou sur l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il n'y avait que
le majeur et l'annulaire, car les autres doigts manquaient, on ne sait par
quelle aventure, semblait la tête cornue d'un diable nain. Les lettres
bleuâtres du nom d'Elinor, illisibles de loin, paraissaient une brûlure
infernale, et, s'il prononçait à la gothique quelque phrase latine, les
dévots se signaient en tremblant.
En fouillant dans la vie des futurs saints, le Père Séraphin avait pris en
mésestime tout ce qui est humain; il méprisait tous les saints, se rendant
compte qu'ils ne l'eussent point été, s'il eût rempli son office à l'époque
de leur procès de canonisation. Bien qu'il ne l'avouât pas, le culte de
dulie qu'on leur rend lui paraissait presque hérétique; aussi
n'invoquait-il, autant que possible, que les personnes de la Sainte

Trinité...
* * * * *
On ne méconnaissait point ses hautes vertus, et il était devenu le
confesseur ordinaire de l'archevêque. Vivant à une époque
d'anticléricalisme, le Père Séraphin ne pouvait manquer de chercher des
moyens pour remédier à l'irréligion universelle. Ses méditations
l'amenèrent à penser que l'intervention des saints n'avait que peu
d'action auprès de la Divinité:
--Pour que le monde revienne à Dieu, se disait-il, il faut que Dieu
lui-même revienne parmi les hommes.
* * * * *
Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:
--Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous pas sans cesse Dieu
parmi nous? N'avons-nous pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes s'en
nourrissaient, détruirait l'impiété sur la terre?
Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de bure; il traversa le cloître
endormi, réveilla le frère portier et quitta le couvent.
Les rues étaient sombres, les chiffonniers y semblaient des feux follets
à cause de leur lanterne, et des éteigneurs de réverbères se hâtaient vers
les flammes de gaz dansant encore aux carrefours.
Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; le Père Séraphin s'en
approchait, étendait les mains et prononçait les paroles sacramentelles:
--Ceci est mon corps, ceci est mon sang..., consacrant ainsi les fournées
entières.
Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut qu'il avait consacré une
quantité de pain suffisante pour donner à communier à près d'un
million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie le
jour même. Grâce à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès

après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et quelle
jubilation!
Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers
midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver
l'archevêque, qui, justement, était à table:
--Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et
vous êtes venu fort à propos.
Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le servît, regardait le
pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un
quignon et le côté tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie.
L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il
continua:
--Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et n'ai
point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.
Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix
rauque:
--Monseigneur! un péché mortel?
Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa
devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un
doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et
répéta:
--Un péché mortel, Monseigneur?... et vous avez mangé du pain!
L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie
qu'il lançait vers le plafond. Il pensait:
--Quel fanatique! Je changerai de confesseur.
Le moine reprit:
--Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain

eucharistique?
Le prélat nia:
--Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point célébré
la sainte messe ce matin.
Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant:
--Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les
pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous
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