partîmes. Il me dit:
--J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je ne me
souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus une
pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle année
du XIVe siècle, auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux avaient
la couleur des pains dorés. En 1542, à Hambourg, je fus si épris, que
j'allai dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement de me
pardonner et de me permettre de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le
sermon, je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eitzen, qui
devint évêque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon
Chrysostôme Dædalus, qui l'imprima en 1564.
--Vous vivez! dis-je.
--Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. Mais,
je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous tombez de
sommeil. Allez dormir. Adieu!
Je pris sa longue main sèche:
--Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre optimisme
n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent
comme un aventurier hâve et hanté de remords.
--Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant.
Les bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait
surhumain. Adieu!...
* * * * *
Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide, les jeux de
son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs des réverbères.
Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamentable de bête blessée et
s'abattit sur le sol.
Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai et déboutonnai sa chemise.
Il tourna vers moi des yeux égarés et parla confusément:
--Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix ou cent ans, un
mal terrible me frappe. Mais je me guéris, et possède alors les forces
nécessaires pour un nouveau siècle de vie.
Et il se lamenta, disant:
--Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu.
Durant ce temps, toute la puterie du quartier juif, attirée par les cris,
était descendue dans la rue. La police accourut. Il y eut aussi des
hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes
paraissaient aux fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège
des agents de police emportant Laquedem, suivis de la foule des
hommes sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.
* * * * *
Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de prophète. Il
me regarda avec défiance et murmura en allemand:
--C'est un juif. Il va mourir.
Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, il ouvrait son manteau et
déchirait sa chemise, diagonalement.
LE SACRILÈGE
Le Père Séraphin, dont le nom monastique remplaçait celui d'une
illustre famille bavaroise, était grand et maigre. Il avait une peau bistrée,
des cheveux blonds et des yeux d'un bleu de ruisseau. Il parlait le
français sans aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'entendaient
dire la messe pouvaient se douter de son origine franconienne, car le
père prononçait le latin à la façon des Allemands.
D'abord destiné pour l'état militaire, il avait porté l'uniforme des
chevau-légers pendant un an, au sortir du Maximilianeum de Munich,
où se trouve l'École des cadets.
La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier s'était retiré en France
dans un couvent de la Règle de saint François, et, peu de temps après, il
reçut les Ordres.
Personne ne connaissait l'aventure qui avait poussé le Père Séraphin à
se réfugier chez les moines. On savait seulement qu'un nom était tatoué
sur son avant-bras droit. Des enfants de choeur l'avaient lu pendant que
le père prêchait, et que les manches larges de son froc, couleur
carmélite, retombaient. C'était un nom de femme: Elinor, qui est aussi
un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie.
* * * * *
Quelques années après les événements qui avaient changé un officier
bavarois en un Franciscain français, la réputation du Père Séraphin
comme prédicateur, théologien et casuiste parvint à Rome, où on
l'appela pour le charger de la fonction délicate et ingrate d'avocat du
diable.
Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux, et, pendant son advocature, il
n'y eut point de canonisation. Avec une passion que, n'eût été la sainteté
du personnage, on aurait pu croire satanique, le Père Séraphin mit un
tel acharnement à combattre la canonisation du Bienheureux Jérôme de
Stavelot, qu'elle est abandonnée depuis ce temps-là. Il démontra aussi
que les extases de la Vénérable Marie de Bethléem étaient des crises
d'hystérie. Les Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du terrible
avocat du diable, la cause de béatification du Père Jean Saillé, déclaré
vénérable dès le XVIIIe siècle. Quant à Juana du Llobregat, cette
dentellière mayorquaise dont la vie s'est
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