Lhérésiarque et Cie | Page 4

Guillaume Apollinaire
les rois de Bohême, et où le saint roi Wenceslas subit le
martyre, Laquedem me fit remarquer que les murailles étaient de
gemmes: agates et améthystes. Il m'indiqua une améthyste:
--Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux
flamboyants et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon.
--C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux sombres et jaloux!
Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près de la porte de
bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas quand il fut

massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et malheureux de m'être vu
fou, moi qui crains tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me consola
et me dit:
--Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les rues. Regardez
bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq villes les plus
intéressantes d'Europe.
--Vous lisez donc?
--Oh! parfois, de bons livres, en marchant... Allons, riez! J'aime aussi
parfois en marchant.
--Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?
--Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle. Mais, par
bonheur, personne ne me suit, et je n'ai pas le temps de prendre cette
habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons, riez! ne craignez ni l'avenir,
ni la mort. On n'est jamais sûr de mourir. Croyez-vous donc que je sois
seul à n'être pas mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, d'Empédocle,
d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde pour croire
que Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière, Louis II!
Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur roi magnifique et
fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas.
* * * * *
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous
repassâmes la Moldau par un pont plus moderne:
--Il est l'heure de dîner, dit Laquedem, la marche excite l'appétit et je
suis un gros mangeur.
Nous entrâmes dans une auberge où l'on faisait de la musique.
Il y avait là un violoniste; un homme qui tenait le tambour, la grosse
caisse et le triangle; un troisième, qui touchait une sorte d'harmonium à
deux petits claviers juxtaposés et placés sur soufflets. Ces trois

musiciens faisaient un bruit du diable et accompagnaient fort bien le
goulasch au paprika, les pommes de terre sautées mêlées de grains de
cumin, le pain aux graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on
nous servit. Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle.
Les musiciens jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la salle
s'emplissait des voix gutturales de ses hôtes, tous Bohémiens à tête en
boule, à face ronde, au nez en l'air. Laquedem parla délibérément. Je
vis qu'il m'indiquait. On me regarda; quelqu'un vint me serrer la main
en disant:
«Vivé la Frantzé!»
La musique joua la Marseillaise. Petit à petit l'auberge s'emplit. Il y
avait là aussi des femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la jolie
fille de l'hôte, et les voir me fut un ravissement. Tous deux dansaient
comme des anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle les anges
maîtres de danse. Soudain, il empoigna sa danseuse, la souleva et balla
ainsi aux applaudissements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur
ses pieds, elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un
baiser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le montant
était d'un florin. À cet effet il tira sa bourse, soeur de celle de
Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.
* * * * *
Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes la grande place rectangulaire
nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il
était dix heures. À la lueur des réverbères rôdaient des femmes qui, au
passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem
m'entraîna dans la ville juive en disant:
--Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en
lupanar.
C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte
d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout
d'un coup, Laquedem dit:

--Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve
des fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes
trouveraient de leur goût.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous bûmes
du vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes,
hongroises ou bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en
mêlai pas.
Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et
fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard.
Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleurs
des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du violet
sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La
fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand:
--Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps!
* * * * *
Laquedem riait; nous payâmes et
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