Lhérésiarque et Cie | Page 3

Guillaume Apollinaire
Paris, l'an dernier, en avril, n'est-ce pas? Et vous avez
écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me
souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impériale d'un omnibus, je me
rendais à la Bastille.
Il dit que c'était vrai, et je continuai:
--On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus?
--Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres encore! La
complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac
Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes
flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui
la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les
poètes et les chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le
nom d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les
Italiens me nomment Buttadio--en latin Buttadeus;--les Bretons,
Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. Je préfère le nom
d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des

auteurs prétendent que j'étais portier chez Ponce-Pilate, et que mon
nom était Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la
ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on prétend
faites par moi et que j'y aurais laissées après mon passage. Mais je ne
dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher
jusqu'à son retour. Je n'ai pas lu les oeuvres que j'ai inspirées, mais j'en
connais le nom des auteurs. Ce sont: Goethe, Schubart, Schlegel,
Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens,
Kohler, Klingemann, Levin, Schüking, Andersen, Heller, Herrig,
Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus
Cassel, Edgard Quinet, Eugène Suë, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules
Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est
juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de
colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussitôt traduit en latin,
français et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses
livres populaires allemands. Mais regardez! Voici le Ring ou Place de
Grève. Cette église contient la tombe de l'astronome Tycho-Brahé; Jean
Huss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des boulets des
guerres de Trente Ans et de Sept Ans.
Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis allâmes entendre tinter l'heure
à l'horloge de l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait en
hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, tandis que le coq battait
des ailes et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze Apôtres
passaient en jetant un coup d'oeil impassible sur la rue. Après avoir
visité la désolante prison appelée Schbinska, nous traversâmes le
quartier juif aux étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses
sans nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées se
hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs habits
déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou en jargon
hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte, l'antique synagogue, où les
femmes n'entrent point pendant les cérémonies, mais regardent par une
lucarne. Cette synagogue a l'air d'une tombe, où dort voilé le vieux
rouleau de parchemin qui est une admirable thora. Ensuite, Laquedem
lut à l'horloge de l'Hôtel de Ville juif qu'il était trois heures. Cette
horloge porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à rebours.
Nous passâmes la Moldau sur la Carlsbrücke, pont d'où saint Jean

Népomucène, martyr du secret de la Confession, fut jeté dans la rivière.
De ce pont orné de statues pieuses, on a le spectacle magnifique de la
Moldau et de toute la ville de Prague avec ses églises et ses couvents.
En face de nous se dressait la colline du Hradschin. Pendant que nous
montions entre les palais, nous parlâmes.
--Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende, me
semblait-il, symbolisait votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur.
Ils s'agitent agréablement et il en est de malheureux... Ainsi, c'est vrai,
Jésus vous chassa?
--C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé à ma vie
sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, et
marcherai encore pendant que se manifesteront les Quinze Signes du
Jugement Dernier. Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, mes
routes sont heureuses. Témoin immortel et unique de la présence du
Christ sur la terre, j'atteste aux hommes la réalité du drame divin et
rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha. Quelle gloire! Quelle joie!
Mais je suis aussi depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Humanité,
qui me procure de merveilleux divertissements. Mon péché, monsieur,
fut un péché de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé de m'en
repentir.
Il se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux salles
majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les tombes royales
et la châsse d'argent de saint Népomucène. Dans la chapelle où l'on
couronnait
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