Lettres de mon moulin | Page 7

Alphonse Daudet
corde, s'en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les
mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les
retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix
le grand air et la liberté.
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes,
était consterné. Il disait:
--C'est fini; les chèvres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une.
Cependant il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de
la même manière, il en acheta une septième; seulement, cette fois, il eut
soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituât mieux à demeurer
chez lui.
Ah! Gringoire, qu'elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin! qu'elle
était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots
noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui
faisaient une houppelande! C'était presque aussi charmant que le cabri
d'Esméralda, tu te rappelles, Gringoire?--et puis, docile, caressante, se
laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle. Un
amour de petite chèvre...
M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d'aubépines. C'est là
qu'il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l'attacha à un pieu, au plus bel

endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de
temps en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très
heureuse et broutait l'herbe de si bon coeur que M. Seguin était ravi.
--Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s'ennuiera pas
chez moi!
M. Seguin se trompait, sa chèvre s'ennuya.
* * * * *
Un jour, elle se dit en regardant la montagne:
--Comme on doit être bien là-haut! Quel plaisir de gambader dans la
bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou!... C'est bon
pour l'âne ou pour le boeuf de brouter dans un clos!... Les chèvres, il
leur faut du large.
A partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade. L'ennui lui vint.
Elle maigrit, son lait se fit rare. C'était pitié de la voir tirer tout le jour
sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte,
en faisant Mê!... tristement.
M. Seguin s'apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il
ne savait pas ce que c'était... Un matin, comme il achevait de la traire,
la chèvre se retourna et lui dit dans son patois:
--Écoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller
dans la montagne.
--Ah! mon Dieu!... Elle aussi! cria M. Seguin stupéfait, et du coup il
laissa tomber son écuelle; puis, s'asseyant dans l'herbe à côté de sa
chèvre:
--Comment Blanquette, tu veux me quitter!
Et Blanquette répondit:
--Oui, monsieur Seguin.

--Est-ce que l'herbe te manque ici?
--Oh! non! monsieur Seguin.
--Tu es peut-être attachée de trop court; veux-tu que j'allonge la corde!
--Ce n'est pas la peine, monsieur Seguin.
--Alors, qu'est-ce qu'il te faut! qu'est-ce que tu veux?
--Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.
--Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la montagne...
Que feras-tu quand il viendra?...
--Je lui donnerai des coups de corne, monsieur Seguin.
--Le loup se moque bien de tes cornes. Il m'a mangé des biques
autrement encornées que toi... Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude
qui était ici l'an dernier? une maîtresse chèvre, forte et méchante
comme un bouc. Elle s'est battue avec le loup toute la nuit... puis, le
matin, le loup l'a mangée.
--Pécaïre! Pauvre Renaude!... Ça ne fait rien, monsieur Seguin,
laissez-moi aller dans la montagne.
--Bonté divine!... dit M. Seguin; mais qu'est-ce qu'on leur fait donc à
mes chèvres? Encore une que le loup va me manger... Eh bien, non... je
te sauverai malgré toi, coquine! et de peur que tu ne rompes ta corde, je
vais t'enfermer dans l'étable, et tu y resteras toujours.
Là-dessus, M. Seguin emporta la chèvre dans une étable toute noire,
dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié la
fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s'en alla...
Tu ris, Gringoire? Parbleu! je crois bien; tu es du parti des chèvres, toi,
contre ce bon M. Seguin... Nous allons voir si tu riras tout à l'heure.
Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement

général. Jamais les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la
reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu'à
terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d'or
s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu'ils pouvaient. Toute
la montagne lui fit fête.
Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse! Plus de corde, plus
de pieu... rien qui l'empêchât de gambader, de brouter à sa
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