Lettres de mon moulin | Page 6

Alphonse Daudet
par la fenêtre, voir un peu ce qu'il y
avait dans ce fameux moulin...
Chose singulière! la chambre de la meule était vide... Pas un sac, pas un
grain de blé; pas la moindre farine aux murs ni sur les toiles d'araignée...
On ne sentait pas même cette bonne odeur chaude de froment écrasé
qui embaume dans les moulins... L'arbre de couche était couvert de
poussière, et le grand chat maigre dormait dessus.
La pièce du bas avait le même air de misère et d'abandon:--un mauvais
lit, quelques guenilles, un morceau de pain sur une marche d'escalier, et
puis dans un coin trois ou quatre sacs crevés d'où coulaient des gravats
et de la terre blanche.

C'était là le secret de maître Cornille! C'était ce plâtras qu'il promenait
le soir par les routes, pour sauver l'honneur du moulin et faire croire
qu'on y faisait de la farine... Pauvre moulin! Pauvre Cornille! Depuis
longtemps les minotiers leur avaient enlevé leur dernière pratique. Les
ailes viraient toujours, mais la meule tournait à vide.
Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu'ils avaient vu.
J'eus le coeur crevé de les entendre... Sans perdre une minute, je courus
chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous convînmes
qu'il fallait, sur l'heure, porter au moulin Cornille tout ce qu'il y avait de
froment dans les maisons... Sitôt dit, sitôt fait. Tout le village se met en
route, et nous arrivons là-haut avec une procession d'ânes chargés de
blé,--du vrai blé, celui-là!
Le moulin était grand ouvert... Devant la porte, maître Cornille, assis
sur un sac de plâtre, pleurait, la tête dans ses mains. Il venait de
s'apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait pénétré chez
lui et surpris son triste secret.
--Pauvre de moi! disait-il. Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir... Le
moulin est déshonoré.
Et il sanglotait à fendre l'âme, appelant son moulin par toutes sortes de
noms, lui parlant comme à une personne véritable. A ce moment, les
ânes arrivent sur la plate-forme, et nous nous mettons tous à crier bien
fort comme au beau temps des meuniers:
--Ohé! du moulin!... Ohé! maître Cornille!
Et voilà les sacs qui s'entassent devant la porte et le beau grain roux qui
se répand par terre, de tous cotés...
Maître Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le
creux de sa vieille main et il disait, riant et pleurant à la fois:
--C'est du blé!... Seigneur Dieu!... Du bon blé!... Laissez-moi, que je le
regarde.

Puis, se tournant vers nous:
--Ah! je savais bien que vous me reviendriez... Tous ces minotiers sont
des voleurs.
Nous voulions l'emporter en triomphe au village:
--Non, non, mes enfants; il faut avant tout que j'aille donner à manger à
mon moulin... Pensez donc! il y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis
sous la dent!
Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre vieux se
démener de droite et de gauche, éventrant les sacs, surveillant la moule,
tandis que le grain s'écrasait et que la fine poussière de froment
s'envolait au plafond.
C'est une justice à nous rendre: à partir de ce jour-là, jamais nous ne
laissâmes le vieux meunier manquer d'ouvrage. Puis, un matin, maître
Cornille mourut, et les ailes de notre dernier moulin cessèrent de virer,
pour toujours cette fois... Cornille mort, personne ne prit sa suite. Que
voulez-vous, monsieur!... tout a une fin en ce monde, et il faut croire
que le temps des moulins à vent était passé comme celui des coches sur
le Rhône, des parlements et des jaquettes à grandes fleurs.

LA CHÈVRE DE M. SEGUIN
A M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris.
Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire!
Comment! on t'offre une place de chroniqueur dans un bon journal de
Paris, et tu as l'aplomb de refuser... Mais regarde-toi, malheureux
garçon! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face
maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t'a conduit la passion des
belles rimes! Voilà ce que t'ont valu dix ans de loyaux services dans les
pages du sire Apollo... Est-ce que tu n'as pas honte, à la fin?

Fais-toi donc chroniqueur, imbécile! fais-toi chroniqueur! Tu gagneras
de beaux écus à la rose, tu auras ton couvert chez Brébant, et tu pourras
te montrer les jours de première avec une plume neuve à ta barrette...
Non? Tu ne veux pas?... Tu prétends rester libre à ta guise jusqu'au
bout... Eh bien, écoute un peu l'histoire de la chèvre de M. Seguin. Tu
verras ce que l'on gagne à vouloir vivre libre.
* * * * *
M. Seguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.
Il les perdait toutes de la même façon: un beau matin, elles cassaient
leur
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