Lettres de mon moulin | Page 5

Alphonse Daudet
et vécut tout
seul comme une bête farouche. Il ne voulut pas même garder près de lui
sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui, depuis la mort de
ses parents, n'avait plus que son grand au monde. La pauvre petite fut
obligée de gagner sa vie et de se louer un peu partout dans les mas,
pour la moisson, les magnans ou les olivades. Et pourtant son
grand-père avait l'air de bien l'aimer, cette enfant-là. Il lui arrivait
souvent de faire ses quatre lieues à pied par le grand soleil pour aller la
voir au mas où elle travaillait, et quand il était près d'elle, il passait des
heures entières à la regarder en pleurant...
Dans le pays on pensait que le vieux meunier, en renvoyant Vivette
avait agi par avarice; et cela ne lui faisait pas honneur de laisser sa
petite-fille ainsi traîner d'une ferme à l'autre, exposée aux brutalités des
baïles et à toutes les misères des jeunesses en condition. On trouvait
très mal aussi qu'un homme du renom de maître Cornille, et qui,
jusque-là, s'était respecté, s'en allât maintenant par les rues comme un
vrai bohémien, pieds nus, le bonnet troué, la taillole en lambeaux... Le
fait est que le dimanche, lorsque nous le voyions entrer à la messe,
nous avions honte pour lui, nous autres les vieux; et Cornille le sentait

si bien qu'il n'osait plus venir s'asseoir sur le banc d'oeuvre. Toujours il
restait au fond de l'église, près du bénitier, avec les pauvres.
* * * * *
Dans la vie de maître Cornille il y avait quelque chose qui n'était pas
clair. Depuis longtemps personne, au village, ne lui portait plus de blé,
et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train comme
devant... Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux meunier
poussant devant lui son âne chargé de gros sacs de farine.
--Bonnes vêpres, maître Cornille! lui criaient les paysans; ça va donc
toujours, la meunerie.
--Toujours, mes enfants, répondait le vieux d'un air gaillard. Dieu merci,
ce n'est pas l'ouvrage qui nous manque.
Alors, si on lui demandait d'où diable pouvait venir tant d'ouvrage, il se
mettait un doigt sur les lèvres et répondait gravement: «Motus! je
travaille pour l'exportation...» Jamais on n'en put tirer davantage.
Quant à mettre le nez dans son moulin, il n'y fallait pas songer. La
petite Vivette elle-même n'y entrait pas...
Lorsqu'on passait devant, on voyait la porte toujours fermée, les grosses
ailes toujours en mouvement, le vieil âne broutant le gazon de la
plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le rebord
de la fenêtre et vous regardait d'un air méchant.
Tout cela sentait le mystère et faisait beaucoup jaser le monde. Chacun
expliquait de sa façon le secret de maître Cornille, mais le bruit général
était qu'il y avait dans ce moulin-là encore plus de sacs d'écus que de
sacs de farine.
A la longue pourtant tout se découvrit; voici comment:
En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m'aperçus un beau jour
que l'aîné de mes garçons et la petite Vivette s'étaient rendus amoureux

l'un de l'autre. Au fond je n'en fus pas fâché, parce qu'après tout le nom
de Cornille était en honneur chez nous, et puis ce joli petit passereau de
Vivette m'aurait fait plaisir à voir trotter dans ma maison. Seulement,
comme nos amoureux avaient souvent occasion d'être ensemble, je
voulus, de peur d'accidents, régler l'affaire tout de suite, et je montai
jusqu'au moulin pour en toucher deux mots au grand-père... Ah! le
vieux sorcier! il faut voir de quelle manière il me reçut! Impossible de
lui faire ouvrir sa porte. Je lui expliquai mes raisons tant bien que mal,
à travers le trou de la serrure; et tout le temps que je parlais, il y avait
ce coquin de chat maigre qui soufflait comme un diable au-dessus de
ma tête.
Le vieux ne me donna pas le temps de finir, et me cria fort
malhonnêtement de retourner à ma flûte; que, si j'étais pressé de marier
mon garçon, je pouvais bien aller chercher des filles à la minoterie...
Pensez que le sang me montait d'entendre ces mauvaises paroles; mais
j'eus tout de même assez de sagesse pour me contenir, et, laissant ce
vieux fou à sa meule, je revins annoncer aux enfants ma déconvenue...
Ces pauvres agneaux ne pouvaient pas y croire; ils me demandèrent
comme une grâce de monter tous deux ensemble au moulin, pour parler
au grand-père... Je n'eus pas le courage de refuser, et prrrt! voilà mes
amoureux partis. Tout juste comme ils arrivaient là-haut, maître
Cornille venait de sortir. La porte était fermée à double tour; mais le
vieux bonhomme, en partant, avait laissé son échelle dehors, et tout de
suite l'idée vint aux enfants d'entrer
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