Lettres de mon moulin | Page 4

Alphonse Daudet
Il faisait chaud; le cuir de la capote brûlait. Par
moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête devenir lourde; mais
impossible de dormir. J'avais toujours dans les oreilles ce «Tais-toi, je
t'en prie,» si navrant et si doux... Ni lui non plus, le pauvre homme! il
ne dormait pas. De derrière, je voyais ses grosses épaules frissonner, et
sa main,--une longue main blafarde et bête,--trembler sur le dos de la
banquette, comme une main de vieux. Il pleurait...
--Vous voilà chez vous, Parisien! me cria tout à coup le conducteur; et
du bout de son fouet il me montrait ma colline verte avec le moulin
piqué dessus comme un gros papillon.
Je m'empressai de descendre... En passant près du rémouleur, j'essayai
de regarder sous sa casquette: j'aurais voulu le voir avant de partir.
Comme s'il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement
la tête, et, plantant son regard dans le mien:
--Regardez-moi bien, l'ami, me dit-il d'une voix sourde, et si un de ces
jours vous apprenez qu'il y a eu un malheur à Beaucaire, vous pourrez
dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.
C'était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y avait
des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la haine. La
haine, c'est la colère des faibles!... Si j'étais la rémouleuse, je me
méfierais.

LE SECRET DE MAITRE CORNILLE

Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps
faire la veillée chez moi, en buvant du vin cuit, m'a raconté l'autre soir
un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il y a quelque
vingt ans. Le récit du bonhomme m'a touché, et je vais essayer de vous
le redire tel que je l'ai entendu.
Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes assis
devant un pot de vin tout parfumé, et que c'est un vieux joueur de fifre
qui vous parle.
* * * * *
Notre pays, mon bon monsieur, n'a pas toujours été un endroit mort et
sans renom, comme il est aujourd'hui. Autre temps, il s'y faisait un
grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des mas
nous apportaient leur blé à moudre... Tout autour du village, les
collines étaient couvertes de moulins à vent. De droite et de gauche on
ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des
ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long
des chemins; et toute la semaine c'était plaisir d'entendre sur la hauteur
le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia hue! des
aides-meuniers... Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes.
Là-haut, les meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles
comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d'or. Moi,
j'apportais mon fifre, et jusqu'à la noire nuit on dansait des farandoles.
Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse de notre
pays.
Malheureusement, des Français de Paris eurent l'idée d'établir une
minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon. Tout beau, tout nouveau!
Les gens prirent l'habitude d'envoyer leurs blés aux minotiers, et les
pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage. Pendant quelque temps
ils essayèrent de lutter, mais la vapeur fut la plus forte, et l'un après
l'autre, pécaïre! ils furent tous obligés de fermer... On ne vit plus venir
les petits ânes... Les belles meunières vendirent leurs croix d'or... Plus
de muscat! plus de farandole!... Le mistral avait beau souffler, les ailes
restaient immobiles... Puis, un beau jour, la commune fit jeter toutes
ces masures à bas, et l'on sema à leur place de la vigne et des oliviers.

Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon et
continuait de virer courageusement sur sa butte, à la barbe des
minotiers. C'était le moulin de maître Cornille, celui-là même où nous
sommes en train de faire la veillée en ce moment.
* * * * *
Maître Cornille était un vieux meunier, vivant depuis soixante ans dans
la farine et enragé pour son état. L'installation des minoteries l'avait
rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le village,
ameutant le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu'on
voulait empoisonner la Provence avec la farine des minotiers. «N'allez
pas là-bas, disait-il; ces brigands-là, pour faire le pain, se servent de la
vapeur, qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec
le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu...» Et il
trouvait comme cela une foule de belles paroles à la louange des
moulins à vent, mais personne ne les écoutait.
Alors, de male rage, le vieux s'enferma dans son moulin
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