Lettres de Marie Bashkirtseff | Page 8

Marie Bashkirtseff
je serais tourmentée.
Il fait un clair de lune superbe et notre h?tel est situé sur la seule partie de l'Arno qui ne soit laide et desséchée, comme le Paillon de Nice. à demain les visites aux galeries, aux palais!
Ah! comme on vit bien ici! Nous avons visité le Palazzo Pitti, puis la galerie de tableaux. Le tableau qui m'a le plus frappé, c'est le jugement de Salomon en costume moyen age,--il y a plusieurs autres na?vetés pareilles. Tu sais que je respecte les tableaux très anciens, ce qui ne m'empêche pas cependant de voir leurs défauts. Une Vénus avec des pieds si mal faits, qu'on dirait qu'elle a porté des souliers à grands talons. Mes pieds sont bien mieux.
Il y a de très belles et très curieuses choses dans ce palais, il y en a pour des millions. Ce que j'aime le mieux, ce sont des portraits, parce que ce n'est pas inventé, composé, arrangé. Il y a aussi une curieuse collection de miniatures. Pourquoi donc ne s'habille-t-on pas comme avant? Les modes d'à présent sont laides. Tu sais, une fois mariée, mon genre est tout décidé, genre mythologique, empire ou plut?t directoire, mais plus décent, très décent. Il y a de ces délicieuses robes, croisées comme par hasard, et serrées devant par une ceinture. Oh! les femmes d'à présent ne savent pas s'habiller, les plus élégantes sont mal mises. Enfin, ayez patience, si Dieu m'accorde la grace de faire ce que je veux, vous verrez une femme un peu bien arrangée.
De là nous allons à la maison de Buonarotti; mais il y a une telle foule, qu'on ne peut pas bien voir. Ensuite al Museo del Pietre D. Superbe mosa?que. Ensuite al galeria del Belorta. Je ne vais pas la décrire. Quand tu seras bien portante, nous irons ensemble; d'ailleurs il faudrait un volume et la description n'en donnerait aucune idée. Tu sais que j'adore la peinture, la sculpture, l'art enfin.
Au revoir, à bient?t. Je t'embrasse.

à son grand-père. Florence, mercredi, 15 septembre 1875.
Cher grand-papa,
Nous sommes allées à la galerie Degli uffici qui communique avec le Palais Pitti et que j'ai vue hier autant qu'on peut voir en passant. Aujourd'hui, c'est autre chose; j'y suis restée une heure et demie. Les statues et les bustes grecs me retiennent longtemps.
Je suis désappointée à la vue de la tête d'Alcibiade; jamais je ne me le figurais avec le front charnu, cette petite bouche montrant les dents, cette petite barbe.
Cicéron est assez (je ne le prends pas pour un Grec, soyez tranquille) bien, mais ce pauvre Socrate! Oh! Il a bien fait de faire de la philosophie et de causer avec son génie, il ne pouvait pas faire autre chose! Quelle laideur ridicule!
Enfin me voilà devant la fameuse Venera Medica! Cette petite poupée est une déception nouvelle. Ces chevilles ressortantes n'excitent pas mon admiration, et la tête et les traits communs à toutes les statues grecques! Non ce n'est pas là Vénus, la déesse charmante, la mère de l'amour. La bouche est froide, les yeux sans expression; certes les proportions sont admirablement gardées, mais que lui resterait-il donc, si les proportions étaient moins parfaites! Qu'on me nomme barbare, ignorante, arrogante, stupide, mais c'est mon avis. La Vénus de Milo est beaucoup plus Vénus.
Je passe aux peintures et trouve enfin une chose digne du nom de Rapha?l, pas une image plate et effacée comme ces madones, pas un Christ enfant comme en papier maché, mais une tête vivante, belle, fra?che. La Fornarina. Peut-être est-ce parce que je n'y comprends rien, mais je préfère de beaucoup cette tête à toutes ses madones ensemble. Une femme de Titien, blonde et grasse, est admirable en Flore, on la retrouve au Palais Pitti, peinte, toujours par Titien, en _Cléopatre se faisant mordre par un aspic_, elle représente une absurdité. Trop grasse, trop blonde, pas du tout grecque-égyptienne. Les effets de lumière dans les tableaux de Gherardo delle Notti me plaisent énormément. Les figures sont belles et vivantes. La grande toile représentant les Patres autour du berceau de Jésus est magnifique. Sous cette banale auréole, l'enfant divin illumine tous les entourants et semble lui même être fait de lumière. La vierge Marie tient la couverture découvrant l'enfant et regarde les patres, avec un véritable sourire du ciel. Ils ont des figures radieusement respectueuses et ceux qui sont le plus près se font de la main une visière comme on fait quand le soleil empêche de voir. Toutes les figures sont belles, véritables. On voit bien que le peintre a compris ce qu'il faisait.
Dans la salle fran?aise il y a un très joli petit portrait de Mignard et dans la salle flamande un petit tableau de Fran?ois Van Mieris, qui m'a ravie par sa finesse extraordinaire. Plus on regarde de près, plus c'est joli et plus la manière dont les
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