Lettres de Marie Bashkirtseff | Page 6

Marie Bashkirtseff
table d'h?te. à gauche, sont ceux que je nomme les Brésiliens; à droite, au salon de lecture est le gentil Anglais qui, pour regarder, s'approche vingt fois du c?té de la fenêtre, mais chaque fois je voyais son oeil droit se détourner de l'affiche qu'il avait l'air de lire, et se fixer sur moi.
Oh! vraiment, je ne vaux pas cette peine, Je rentre chez moi et je me mets à écrire. On frappe; la femme de chambre me donne une carte. De M.... Faites entrer, c'est Remy seul, sans son père; je regarde son chapeau sur la table, ses cheveux noirs, et une idée m'illumine.--Asseyez-vous comme cela, tournez le dos à la porte et ne vous retournez pas quand ma tante entrera; je veux qu'elle vous prenne pour un autre.--Et tout le temps notre conversation est interrompue par nos éclats de rire; je me figure la face de ma tante.
Remy m'assure qu'il n'a pas changé depuis quatre ans.
De combien de demoiselles avez-vous été amoureux depuis?--De pas une seule, je vous jure!!! Je doute, il assure; je ris, il soupire. C'est agréable d'avoir des amitiés d'enfance. Alors, comme tu le sais, il était cent fois plus fort que moi en coquetterie; maintenant, je suis une vieille et lui, un enfant. Il se hasarde à demander si je suis changée.
--Pas du tout, je suis toujours la même. Je ne suis pas amoureuse de vous, cela va sans dire...
Je voulais dire que je ne l'ai jamais été. Mais pourquoi désillusionner les gens? (Il a encore trois ans pour finir ses études.) Il fait de la tête des signes et balbutie quelque chose qui veut dire: Oh, sans doute, non, je n'ose pas croire autrement.--Mais, ai-je continué, je suis votre amie.
Entre ma tante, et j'éclate de rire en voyant sa figure surprise, souriante et en même temps sévère. Elle a fait une tête de circonstance, mais à l'instant Remy se retourne et la face change. Ah! ah! ah! je suis enchantée de la surprise.
Au Bois[5], il y a tant de Ni?ois, qu'un moment il m'a semblé être à Nice.
C'est septembre, et c'est si beau Nice en septembre; je me souviens de l'année dernière, de mes promenades matinales avec mes chiens, de ce ciel si pur, de cette mer si argentée. Ici il n'y a ni matin, ni soir; le matin on balaie; le soir, ces innombrables lanternes m'agacent. Je me perds ici, je ne sais distinguer le levant du couchant, tandis que là, on se trouve si bien! On est comme dans un nid, entouré par des montagnes, ni trop hautes, ni trop arides. On est de trois c?tés protégé comme par un manteau de Laferrière, gracieux et commode et, devant soi, on a une fenêtre immense, un horizon infini, toujours le même et toujours nouveau. Oh! j'aime Nice.--Nice, c'est ma patrie, Nice m'a fait grandir, Nice m'a donné la santé, les fra?ches couleurs.--C'est si beau: on se lève avec le jour et on voit para?tre le soleil, là-bas, à gauche, derrière les montagnes qui se détachent en vigueur sur le ciel bleu argent et si vaporeux et doux qu'on étouffe de joie. Vers midi, il est en face de moi, il fait chaud, mais l'air n'est pas chaud, il y a cette incomparable brise, qui rafra?chit toujours. Tout semble endormi. Il n'y a pas une ame sur la promenade, sauf deux ou trois vieux Ni?ois endormis sur les bancs. Alors je suis seule, alors je respire, j'admire, je suffoque. Qu'est-ce que je te raconte là? des choses que tu connais, mais comme je suis en train, je continue.
Et le soir, encore le ciel, la mer, les montagnes. Le soir, c'est tout noir ou gros bleu. Et quand la lune éclaire ce chemin immense dans la mer, qui semble être un poisson aux écailles de diamants et que je suis à ma fenêtre, tranquille, seule, je ne demande rien et je me prosterne devant Dieu... Oh, non! Tu ne comprends pas ce que je veux dire, tu ne comprendras pas, parce que tu n'as pas éprouvé cela. Non, ce n'est pas cela, c'est que je suis désespérée toutes les fois que je veux faire comprendre ce que je sens!! C'est comme dans un cauchemar, quand on n'a pas la force de crier!
D'ailleurs, jamais aucun écrit ne donnera la moindre idée de la vie réelle. Comment expliquer cette fra?cheur, ces parfums de souvenirs! on peut inventer, on peut créer, mais on ne peut pas copier... On a beau sentir en écrivant, il n'en résulte que mots communs: bois, montagnes, ciel, lune, etc., etc.
Donne-moi des nouvelles de Schlangenbad et revenez plus vite.
[Note 5: La fin de cette lettre se retrouve dans le journal de Marie Bashkirtseff (page 65), avec quelques variantes.]

à sa tante. Paris.
Très chère tante,
Ne vous déchirez pas le coeur pour rien et ne prévoyez
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 50
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.