Lettres de Marie Bashkirtseff | Page 5

Marie Bashkirtseff
au Grand-H?tel, il est six heures seulement et je vous écris déjà; cela vous prouve mon empressement.
Depuis quinze jours, j'ai respiré pour la première fois en revoyant la France. Je me porte à ravir, je me sens belle, il me semble que tout me réussira; tout me sourit et je suis heureuse, heureuse, heureuse...
Je vous embrasse, bonjour.
Soignez-vous, ma mère, écrivez-moi et revenez vite.

à Mademoiselle ***. Paris, 1er septembre 1875.
Ma chère Berthe,
Je réponds de Paris à votre lettre, où je suis depuis trois jours. Ma mère, qui est restée à Schlangenbad, me l'envoie. Madame votre mère est bien bonne de penser à moi, et il me tarde de la conna?tre. Je suis ici avec ma tante, Mme Romanoff; je crois que vous la connaissez. Que je voudrais passer quelque temps dans la même ville que tous! nous pourrions au moins nous voir. C'est si ennuyeux de se rencontrer une ou deux fois par an, échanger quelques mots et puis être de nouveau, l'une à un bout du monde, l'autre à l'autre.
écrivons-nous toujours. Depuis notre premier séjour à l'étranger, où je vous ai connue dans notre tendre enfance, j'ai été toujours attirée vers vous, et quelque chose me dit qu'un jour nous serons plus liées que nous ne pouvons l'être maintenant.
Nous sommes au Grand-H?tel, n° 281.
Au revoir, ma chère; pensez de moi ce que je pense de vous. Bonjour.

à sa tante. Paris, 1875.
Mme Romanoff, Olga, Marie, X... Tout le monde enfin. J'écris comme j'ai promis et pour commencer je vais déclarer qu'il fait non pas chaud, comme disait ma tante, mais bel et bien frais, un temps admirable. Je suis allée chez tous mes fournisseurs, qui sont de vrais anges et pas si chers que je croyais. K. est avec nous, il est d'une utilité étonnante! Hier, et avant-hier nous f?mes au Bois--une foule immense et élégante comme toujours. Ton frère, belle Euphrosine, a une voiture et un cheval adorables et fait le beau ici. Il a fait un soubresaut en m'apercevant. Ce singe de L. est également ici et une quantité d'autres, tous ceux qui étaient à Nice, etc., etc. Seulement, je manque d'argent. C'est le principal. Qui, diable, a inventé cette vile chose. Comme on était heureux à Sparte d'avoir de l'argent en cuir, en peau de boeuf! J'économise admirablement, mais malgré ma belle économie, l'argent deficit
Je fais mieux mes affaires que je ne le pensais, il faut bien m'habituer. On est très malheureux quand on ne sait rien faire soi-même.
Mon plus grand tourment, c'est d'aller r?der avec la tante Marie. Ils viennent tous de sortir pour aller au Bon-Marché; je reste à la maison, enfermée chez moi, ce qui me pla?t cent fois plus que de courir dans tous ces magasins.

à sa cousine. Paris, Grand-H?tel, 1875.
Chère Dina,
Voilà une aventure! je m'étais mise sur le balcon du salon de lecture, attendant ma tante, quand j'entendis derrière moi un choeur d'admiration sur ma personne, ma taille. Ce choeur partait d'un groupe de messieurs assis derrière moi. Il est vrai, qu'en ma robe de batiste grise, tout unie, j'ai une taille divine, c'est le mot (tu l'as dit toi-même); mes cheveux dorés sont coiffés simplement. Je ne sais comment, mais les torsades tombent jusqu'au milieu du dos. Ce n'est pas tout: entre ces gens il y a des Brésiliens qui me regardent et me suivent. Ce n'est pas tout: il y a un charmant jeune Anglais blond, qui a l'air de soupirer; ce n'est pas tout: il y a un affreux blond Russe qui me poursuit. Ce n'est pas tout: et si même je croyais que cette fois c'est tout, il y a bien encore d'autres fous, mais je ne prends pas la peine d'en parler; même les femmes me regardent et admirent mes toilettes d'une simplicité étonnante et d'un chic surprenant. Lis ma lettre à maman, ?a lui fera plaisir, ?a la guérira. Pauvre maman!
On nous amène une victoria à deux chevaux et nous sortons.
Au Bois il y a quatre rangées de voitures, on s'écrase presque. J'étais en train de m'étonner de la laideur des hommes, ici, quand je vis arriver quelque chose de connu; je tachais de reconna?tre, car il y a tant de monde, tant de figures... que les yeux faiblissent et deviennent hébétés au point de vue moral. La personne me salua et je vis s'épanouir la figure du stupide Em.
Au second tour, le surprenant, mais stupide personnage, s'approche de la voiture et de sa voix stridente avec son accent ni?ois jette ces mots flamboyants de distinction:--Où donc êtes-vous logées?--Au Grand-H?tel, répond ma tante.--à la bonne heure!--Quant à moi, je ne me tourne même pas de son c?té.
Je ne sais à quoi attribuer cette révolution intérieure, mais le fait est que tout me paraissait noir avant, et tout me para?t rose à présent. Nous rentrons juste pour la
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