Lettres de Marie Bashkirtseff | Page 4

Marie Bashkirtseff
Marie_.... Au revoir, je vous embrasse tous, je suis rose et blanche et me porte très bien.

1875

à Mademoiselle Colignon[3]
Chère amie,
Quel affreux voyage![4] à Vinenbruck nous descendons et allons vingt minutes à pied; à une heure et demie nous arrivons: quelques maisons entre deux montagnes. On ne se fera jamais idée du calme profond, qui règne en cet endroit. Il me semble, que dans une tombe c'est plus animé. Ma mère est radieuse, je suis enchantée de la revoir. Je raconte tout ce qui s'est passé depuis le départ. Une fois tout cela raconté, je m'ennuie, pas une ame intéressante. Je chante et ma voix produit son effet habituel. Ici, on se promène sans chapeau, on parle à tout le monde; _requiem delectabile_. Campagne, plus campagne qu'en Russie, tristesse, détestation...
Quand je pense (et j'y pense souvent) qu'on ne vit qu'une fois, je me reproche de passer mon temps dans ce pays de saucissons.
Un chapeau de feutre noir d'une fa?on ravissante, une robe de drap bleu presque noir, tout unie, bien tirée sur les hanches et à petite tra?ne, mais la tra?ne est retroussée sur le c?té, comme un habit de cheval, souliers de peau jaune à boucles, figure fra?che, port royal (comme dit maman), démarche gracieuse. Dina s'écrie en me voyant descendre: je ne te reconnais pas, tu as l'air d'un tableau ancien. Je prie Dina de me conduire par la ville; ce n'est pas une ville, mais comme le parc d'un chateau. L'endroit est ravissant et à chaque pas on voit des montées se perdant dans la verdure, des balcons à balustrades, des ponts rustiques, des montagnes, des plaines, charmants en vérité. Mais sur les balustrades personne n'est appuyé, les allées sont désertes, les escaliers, poétiques et pittoresques, vides. Je me plains tout haut en admirant ces belles choses. Voilà, ma chère. Par exemple, je dis que je m'ennuie et j'entends quelqu'un derrière moi; je me retourne; c'est une personne qui pense ce que je viens de dire, on se parle, et voilà... Eh! bien, s'écrie-t-elle, retourne-toi donc vite! Je me retourne et je vois.... Un cochon blanc et rose, qu'on conduit en laisse.... à sept heures nous descendons dans la laiterie, c'est charmant.
On monte, on descend par un chemin adorable. Schlangenbad est un jardin ravissant; pas de places, pas de rues, ?à et là des maisonnettes propres et simples. Je parle à peine allemand, je parle une nouvelle langue en ajoutant irt à tous les mots fran?ais. Tout le monde rit et parle comme moi. Maman me présente à la princesse M... Je me plains de l'ennui, la princesse m'offre un attaché militaire russe qui est ici, et dont je ne sais pas le nom.
Résignons-nous et couchons-nous de bonne heure; levons-nous avec les poules; cela me fera du bien.
Je ne saurais jamais vous dire à quel point je regrette que vous ne soyez pas avec nous et comme ?a ferait du bien à votre santé.
Au revoir.
[Note 3: Mademoiselle Colignon, son institutrice.]
[Note 4: Marie Bashkirtseff faisait alors son premier voyage à Schlangenbad.]

à la même.
Chère amie,
Les anciens ont tort. L'amour, c'est la femme qui aime. Si on pouvait être double, je voudrais l'être pour mettre ma seconde moi à genoux devant la première, seulement parce que celle-ci est prosternée devant l'amour.
Qu'est-ce que la femme qui vous aime tout simplement? Peut-on l'apprécier même si elle vous adore? Oui, les gens aux sentiments vulgaires. Mais si cette femme se dresse debout, et se prosterne ensuite devant vous, c'est alors seulement que vous comprenez toute sa grandeur, la grandeur de son amour. Et ce n'est qu'en s'humiliant ainsi qu'elle est grande, parce qu'elle vous élève et vous rend digne. Quel est l'homme qui ne se sentirait pas Dieu devant cette adoration, par conséquent ne pourrait vous comprendre et devenir votre égal!
Au revoir.

à la même.
Chère amie,
êtes-vous encore à Allevard et comment va votre santé? Où pensez-vous que je sois aujourd'hui, à Schlangenbad, à l'h?tel Planz? Eh! bien, pas du tout. Je suis à Paris, au Grand-H?tel et, si vous étiez plus avisée, vous auriez pu le voir sur l'enveloppe.
Je suis une méchante fille, je quitte ma mère en lui disant que je suis enchantée de partir avec mon oncle. ?a lui fait de la peine, et on ne sait pas combien je l'aime et on me juge d'après les apparences. Oh! en apparence, je ne suis pas très tendre. L'idée de revoir ma tante m'occupe. Pauvre tante, qui s'ennuie tant sans moi! Pauvre maman, que j'abandonne! Mon Dieu, que faire? Je ne puis pas me couper en deux!
C'est vendredi que j'ai quitté Schlangenbad. Le samedi à cinq heures, j'ai descendu au Grand-H?tel, où m'attendait ma tante. à la frontière fran?aise, j'ai respiré pour la première fois depuis que je suis sortie de France.
Je vous embrasse.

à sa mère. Paris, Grand-H?tel,1875.
Chère maman,
Arrivée à cinq heures du matin,
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