Lettres à un ami, 1865-1872 | Page 5

George Bizet
et se décida à
faire Vasco de Gama. Je ne me rappelle pas bien s'il m'a dit avoir
travaillé sur ce poème. Ce dont je suis certain, c'est qu'il m'avait
conseillé de m'en servir pour m'exercer. Sur sa demande, je lui portai la
brochure illustrée, et en même temps qu'il m'indiquait de vive voix
comment il fallait procéder, il mettait rapidement sur diverses pages
des signes au crayon. En parcourant la pièce, il y a quelques années,
des souvenirs assez vifs me revinrent en revoyant ces signes. Pour les
fixer, je rédigeai une note, et je la joignis à la brochure. Elle me paraît
avoir de l'intérêt, et je la reproduis en grande partie:
[Note 3: Voir sa lettre dans le volume de Marmontel, Symphonistes et
Virtuoses. Voir aussi sa correspondance avec sa mère. Lettres de
Georges Bizet, pp. 108, 117-118.]
«...Il (Bizet) marqua par des traits et des chiffres les vers qui lui
semblaient devoir être supprimés ou changés de place afin de donner
plus de vie, de réalité au drame. Il avait même entièrement tracé le plan
de plusieurs scènes; au quatrième acte, notamment, celui du monologue
de Quasimodo et du dialogue de Claude Frollo et de Clopin. Pour
Quasimodo, au lieu d'un air sur l'ancienne coupe, en mouvement lent,
d'abord, avec un allegro ensuite, il commençait bien d'une façon calme,
dans un sentiment doux et mélancolique, mais il s'arrêtait après ces
vers:

Toute rose Qui fleurit! Toute chose Qui sourit!
et passait à ceux-ci:
Cloches grosses et frêles, Sonnez, sonnez toujours!
chantés en un allegro très animé, très vif. Il finissait en reprenant le
premier mouvement et en revenant aux vers numérotés 3:
Triste ébauche, Je suis gauche,
jusqu'aux derniers de trois pieds:
Noble lame, Vil fourreau, Dans mon âme Je suis beau.
Le dialogue de Claude et de Clopin était dit pianissimo, en mesure à
6/8 d'un rythme entrecoupé. Vis-à-vis de ces vers de Claude:
Mais que l'enfer la remporte, Compagnon, Si la folle à cette porte Me
dit non!
il avait écrit: Sommet. C'était un forte ou même un fortissimo; c'était la
passion que Claude ne contenait plus. L'ensemble était supprimé. Seul,
Clopin chantait pianissimo les quatre derniers vers pendant que
l'orchestre rappelait en finissant decrescendo le premier motif. Bizet, en
regard de ces vers, avait donc écrit: Coda. Il avait improvisé ces deux
scènes devant moi en s'accompagnant au piano.»
Maintenant, au lieu d'une improvisation, la musique de ces scènes
était-elle une réminiscence? Voilà ce que j'ai oublié.
Au début de nos relations, avant qu'il eût entrepris la Jolie Fille de
Perth, il avait été question d'un Nicolas Flamel, et j'ai assisté au
Vésinet à un entretien qu'il avait à ce sujet avec l'auteur des paroles, M.
Ernest Dubreuil. Il esquissa même au piano une scène devant nous pour
montrer comment il pensait la caractériser. Ce projet fut bientôt
abandonné.
À la même époque,--c'était probablement en mai 1865,--il me chanta au

piano un choeur pour voix d'hommes qu'on lui avait demandé de la
Belgique. Il y avait été appelé comme membre du jury dans un
concours, et il en arrivait. Ce choeur était sur des paroles de Victor
Hugo[4]. «Écoutez. Je suis Jean. J'ai vu des choses sombres.» Il
débutait par une introduction d'un mouvement large; puis, c'était une
fugue avec la coda sur ces mots: «Certes, je vais venir.» Je fus stupéfait
du caractère élevé et de la difficulté de ce morceau. Alors Bizet
m'expliqua que l'orphéon belge marchait dans une voie complètement
opposée à celle que suivait l'orphéon français, et que ce choeur serait
fort bien exécuté. Il n'est sans doute pas gravé, car il ne figure pas au
catalogue des oeuvres complètes dressé par M. Pigot à la fin de son
ouvrage sur Bizet. On devrait rechercher le manuscrit.
Malheureusement, je ne me rappelle pas à l'orphéon de quelle ville de
Belgique il était destiné. J'ai une vague idée que ce n'était pas Bruxelles,
mais je ne puis rien affirmer[5].
[Note 4: C'est la pièce IV du livre sixième des Contemplations.]
[Note 5: Dans une lettre à M. Paul Lacombe, il loue «les trois grandes
sociétés belges» de Bruxelles, d'Anvers et de Liége. Il y a là une
indication précieuse. Voir Hugues Imbert, Portraits et Études, p. 176.]
Le Scherzo de Roma est également une des premières composition de
lui qu'il m'ait jouées, peut-être la première. C'était au Vésinet.
Primitivement, il avait envoyé ce Scherzo de Rome à l'Institut. Quant à
la symphonie, qu'il ne devait achever que deux ans après, il commença
à y travailler en 1866. Au mois de mai ou de juin, je l'ai entendu au
Vésinet chercher des motifs au piano pour le premier morceau. Un jour,
il me donna un devoir de contre-point à faire et me conseilla d'aller
l'écrire dans la chambre de son père qui était
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