Lettres à un ami, 1865-1872 | Page 3

George Bizet
mutuellement sur leurs compositions, et ils
ont souvent travaillé à la même table. Le succès de Piccolino aurait été
un grand bonheur pour lui, car il m'avait un jour exprimé les
inquiétudes qu'il ressentait en voyant que son ami ne pouvait obtenir la
composition d'une pièce assez importante pour signaler son mérite au
public[1]. Il avait aussi pour M. Saint-Saëns la plus vive affection et la
plus grande admiration. De M. Reyer, de M. Massenet, je ne lui ai
entendu dire que du bien. Il considérait M. Stéphen Heller comme un
des grands compositeurs modernes; il s'employait ardemment à
répandre ses oeuvres, trouvant avec raison qu'en France sa renommée
n'était pas à la hauteur de son talent.»
[Note 1: Le premier ouvrage de M. Guiraud, Sylvie, opéra-comique en
un acte a été joué en 1864. Le second, le Kobold, également en un acte,
ne l'avait pas encore été au moment dont je parle. Il ne le fut qu'en
1870.]
Ces qualités de générosité et cette loyauté étaient bien connues de tous
ceux qui avaient approché Bizet, et c'est ce qu'il ne faudra pas oublier
en lisant certaines lignes de ses lettres. Je n'ai pu entreprendre de
vérifier si les bruits dont il se faisait l'écho à propos de telle ou telle
personnalité étaient vraiment fondés ou si ce n'étaient que des racontars
malveillants et ne reposant sur rien, de simples cancans pris à tort au
sérieux et qu'il croyait vrais dans la surexcitation et l'énervement de la
lutte, dans la fièvre provoquée par le labeur excessif, par la fatigue et
par des difficultés sans cesse renaissantes. Ce que j'ai l'obligation
d'affirmer, c'est qu'il n'était pas rancunier, qu'il était de bonne foi, et
qu'il n'hésitait pas à revenir sur son opinion quand il lui était démontré
qu'elle était fausse.
Il s'efforçait, d'ailleurs, de ne laisser troubler son jugement ni par ses

antipathies ni par ses sympathies. Il m'avait engagé, tout en
commençant le contre-point, à m'exercer à la composition en mettant
en musique les paroles de cantates proposées comme sujet pour le
concours du prix de Rome, et il m'avait donné le texte de plusieurs de
ces cantates, texte imprimé à la suite des programmes de la séance
publique annuelle de l'Académie des Beaux-Arts. Je commençai,
d'abord, celle qui, en 1859, avait valu le prix à Ernest Guiraud, Bajazet
et le Joueur de Flûte, mais je ne la terminai pas, et j'écrivis
complètement, avec l'orchestration, celle du concours de 1845, intitulée:
Imogine. Je la lui apportai en 1866. Quand il l'eut examinée, il nous
invita tous deux, Guiraud et moi, à déjeuner chez lui au Vésinet, et me
conseilla de jouer cette cantate à Guiraud. La première fois que je le
revis, après cette rencontre, il me dit: «Je tenais à ce que Guiraud
connût votre cantate et me communiquât son avis, car, moi, j'avais bien
le mien, mais je pouvais me tromper, et je n'aurais pas voulu continuer
à vous laisser travailler si c'eût été inutile.» Ce trait, je le rapporte,
parce qu'il marque d'une façon très juste la conscience que Bizet
apportait en toute chose.
J'avais mentionné dans ma brochure ses goûts et ses dispositions
littéraires. Je notais qu'en «dehors de la musique, il ne s'était guère
occupé que de littérature», et je continuais ainsi: «Il aimait à lire nos
bons auteurs français, et sa conversation avait beaucoup de charme et
d'intérêt. Il contait l'anecdote d'une manière piquante et l'écrivait même
assez gentiment.» En voici une qu'il me narrait une fois d'une manière
très amusante: il était entré dans le bureau d'un fonctionnaire en fumant
son cigare, et, se trouvant à la suite de plusieurs personnes qui
attendaient leur tour, ne s'était pas découvert. Le fonctionnaire s'en
apercevait, et, d'un ton impérieux et rogue, l'interpellait de la sorte à
mots précipités: «Monsieur, ôtez votre cigare et éteignez votre
chapeau.» Bizet, lui, très flegmatique, répondait alors doucement avec
un petit accent ironique: «Vous voulez dire, sans doute, ôtez votre
chapeau et éteignez votre cigare. Voilà.» Les assistants éclataient de
rire, et le fonctionnaire, furieux, demeurait muet.
On verra dans ses lettres quelles étaient ses idées philosophiques. Je
n'ai qu'à y renvoyer. Pourtant il ne sera peut-être pas mauvais de

reproduire ici le passage de la brochure où je résumais mes impressions
à ce sujet:
«En somme, il aimait trop son art pour consacrer son temps à d'autres
travaux. Pendant longtemps, d'ailleurs, il n'en aurait eu le loisir qu'en
renonçant à la composition. Mais il ne pensait pas qu'un artiste dût
s'enfermer dans sa spécialité; sa vive intelligence était curieuse de
connaître les progrès scientifiques accomplis à notre époque, et dès que
sa position lui permit de s'affranchir des travaux d'éditeurs, il en profita
pour donner plus de moments à la lecture.»
Il avait grand plaisir à causer de sa vie à Rome,
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