Je n'ignorais pas l'harmonie, mais il me
demanda surtout si je lisais et quels livres. C'est quand j'eus répondu
affirmativement sur ce point et que je lui eus présenté la justification de
ce que j'avançais en l'entretenant des auteurs français et étrangers dont
je connaissais les oeuvres, de Schiller et de Goethe notamment, je me
rappelle, qu'il me dit: «Cela me décide. On croit qu'on n'a pas besoin
d'être instruit pour être musicien; on se trompe: il faut, au contraire,
savoir beaucoup de choses.» Les études de contre-point commencèrent
aussitôt, et en partant de Paris, j'emportais pour sujet de mon premier
devoir vingt chants donnés qu'il avait notés pour moi.
Rien n'avait été convenu d'abord touchant une rétribution, et quand, un
an après, je voulus aborder cette question, il m'arrêta net: «Ne me
parlez plus jamais de cela, déclara-t-il,--et si je ne puis garantir
complètement les termes, le sens au moins est-il exact;--je me fais
payer les leçons parce que là je me fatigue; on ne comprend pas, je
prends de la peine. Avec vous, nous causons simplement de choses qui
nous intéressent, que nous aimons.» Et il finit par ceci qui est, je crois,
presque textuel: «Nous nageons dans les mêmes eaux. Moi, il y a plus
longtemps que vous. Je connais les mauvais endroits, et je vous dis
seulement: ne passez pas là, c'est dangereux.»
C'est au Vésinet qu'il se prononçait ainsi d'un ton qui n'admettait pas de
réplique bien que très amical; c'est au Vésinet également qu'avait eu
lieu notre première entrevue. Les Bizet, qui habitaient Paris, y étaient
ordinairement déjà installés au mois de mai, dans la propriété que le
père Bizet avait achetée. C'était un grand jardin, clos, sur la route des
Cultures, par une grille en fer avec, à chaque extrémité, une chartreuse.
Sur le devant, des massifs, des pelouses; au delà, un potager, et le père
Bizet était très heureux quand on en servait les légumes sur sa table.
Dans la chartreuse que l'on avait à droite, si, de la route, on se plaçait
en face de la propriété, il y avait la chambre du père, la salle à manger
et la cuisine; dans celle de gauche, la chambre du fils et son cabinet où
se trouvait le buste d'Halévy. Après le travail, nous cueillions des
fraises pour le dîner, et ce repas, souvent, était pris en plein air. Ensuite,
au crépuscule, avant de nous remettre à la musique, nous nous
promenions en causant de notre art et en nous confiant mutuellement
nos projets et nos rêves. Le gros chien de garde, noir et blanc, auquel
on avait donné le nom de Zurga en l'honneur d'un des personnages des
Pêcheurs de Perles, avait sa niche à côté du pavillon de Georges. Nous
le détachions, et il bondissait autour de nous ou courait avec un autre
chien brun rougeâtre, plus petit, qu'on appelait Michel. Je repartais par
le train de dix heures, quelquefois par celui de onze. Bizet, quand il
avait le temps, m'accompagnait à la gare, et nous prenions des sentiers
qui traversaient le bois.
Deux souvenirs me reviennent à propos du Vésinet: d'abord celui d'une
délicieuse course avec Georges le long de la Seine, à la tombée de la
nuit, en allant à Chatou attendre le père Bizet qui devait descendre là du
train de Paris parce qu'il y avait une affaire et rentrer ensuite à pied
accompagné de son fils; puis, le récit d'une visite de M. Saint-Saëns.
Bizet, un soir d'été, travaillait au Vésinet dans son cabinet lorsqu'il
entendit une voix de ténor qui chantait la romance des Pêcheurs de
Perles. Il sortit dans le jardin, et aperçut quelqu'un sur la route. C'était
M. Saint-Saëns qui, ne sachant pas reconnaître la maison, avait pensé à
ce moyen pour éveiller l'attention de son ami. Il est inutile d'ajouter que
le temps se passa à faire de la musique jusqu'à l'heure du départ.
C'est une chose digne de remarque, car elle éclaire à fond son caractère,
que les sentiments de Bizet à l'égard des autres musiciens. Voici ce que
je disais là-dessus, en 1877, dans ma brochure. Quelque mauvaise grâce
que l'on ait à se citer soi-même, il me paraît utile d'intercaler ici ce
passage, comme aussi, plus loin, quelques autres, parce que les faits
étant alors plus récents, il y a là pour ma relation de cette époque une
garantie d'exactitude.
«Je ne puis m'empêcher de croire qu'il aurait exercé la plus heureuse
influence sur le développement de l'art musical; car, loin d'être jaloux
des autres compositeurs, il s'attachait autant qu'il le pouvait à faire
connaître leurs oeuvres, et il n'était jamais plus heureux que lorsqu'il
avait pu découvrir quelque beau morceau, ne croyant pas, comme
d'autres, à la décadence de la musique. M. Ernest Guiraud était son ami
intime, ils se consultaient
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