Lettre à lEmpereur Alexandre sur la traite des noirs | Page 5

William Wilberforce
connaissance que celle de nos crimes. Au contraire, les habitans de l'interieur des terres, n'ayant jamais vu le visage d'aucun Europeen, sont beaucoup plus avances dans tout ce qui concerne l'ordre public, la securite personnelle, le bonheur et les avantages de la vie sociale.
Ce n'est pas que la Traite n'ait etendu dans l'interieur de l'Afrique sa funeste influence; ce n'est pas qu'elle n'y ait inocule ce genie de la destruction et de la barbarie qui fait son caractere distinctif et qui la range parmi les plus epouvantables fleaux qui aient jamais desole le monde. Mais, c'est surtout sur les cotes que la Traite a developpe toute la puissance de sa criminelle energie. La, tous les pays soumis a sa fatale domination n'offrent plus qu'un vaste theatre d'anarchie d'ou la securite est a jamais bannie. Bien loin d'avoir importe chez les malheureux Africains des cotes, les progres et les arts de la civilisation, la Traite ne leur a communique que nos vices. Elle les a, pour ainsi dire, scelles de son sceau et condamnes a une condition incurable de barbarie et d'ignorance. C'est la surtout, comme nous n'avons jamais cesse de le proclamer, c'est la, de toutes les consequences de la Traite, la plus importante et la plus grave. Au jour du jugement, n'en doutons pas, le Supreme Arbitre du monde fera rendre un compte severe et rigoureux a ces coupables Europeens qui n'ont fait servir la civilisation et les lumieres qu'a avilir et a demoraliser l'homme, ce sublime ouvrage du Createur.
Nous croyons que l'Afrique a epuise enfin la coupe des douleurs: une coupe mille fois plus amere encore est preparee pour les malheureux Africains que les navires de l'Europe entrainent loin de cette terre de malediction. Je veux parler des souffrances et des horreurs sans nombre, qui marquent le passage d'Afrique aux Indes Occidentales. Tel est le nombre de ces souffrances multipliees, telle est leur nature humiliante et dechirante, tout ensemble, que la premiere fois ou le regard du public put penetrer dans l'interieur de ces prisons flottantes, une incredulite generale se manifesta: on ne pouvait croire que l'humanite put supporter tant de douleurs horribles. Il semble, en effet, que le genie du crime ait epuise son epouvantable science, pour trouver les moyens d'entasser le plus d'hommes possibles, dans l'espace le plus resserre.
Figurez-vous un navire rempli, dans toute son etendue, de malheureux Africains qui montent dans un navire pour la premiere fois; les hommes, et ce sont eux qui composent la majeure partie de la cargaison, attaches deux a deux, les fers aux pieds, pour la surete de l'equipage; ces deux hommes, frequemment differant de nation et de langage; et, pour surcroit de precaution, des chaines ajoutees aux fers de ces infortunes, lorsqu'on les amene, un moment, respirer sur le pont; qu'on se represente le pont du navire, la cale, et les etages intermediaires pratiques en plate-formes, completement couverts de corps humains; ces malheureux, se touchant l'un l'autre, incapables de changer de position, ni de faire le moindre mouvement, les membres dechires par le frottement des planches du navire, ou ecorches par la pression de leurs fers!... Qu'on se figure avec quelle effrayante rapidite les epidemies doivent se repandre parmi tant de victimes entassees.... Je m'arrete!... qu'il me suffise d'ajouter que les horreurs dont les navires negriers offrent le tableau sont telles, que la plume repugne a les decrire, bien que l'avidite negriere ne repugne pas a les infliger a ses malheureuses victimes. Les chirurgiens de navire qui ont ete temoins oculaires de ces scenes affreuses, assurent tous qu'il est impossible de supporter la chaleur et l'infection qui s'exhalent de ces prisons fetides. Quand le mauvais temps oblige de fermer les ecoutilles et de renfermer les Noirs a fond de cale, il n'est pas rare d'en voir expirer de suffocation. Au contraire, le temps permet-il de les faire monter sur le pont? De nouveaux supplices les attendent: c'est un faible soulagement ou la cruaute meme ne manque pas d'entrer. Le mal de mer, les peines de l'esprit, en voila plus qu'il ne faut pour empecher de prendre de la nourriture et de l'exercice: mais l'exercice et la nourriture sont indispensables a l'animal, si l'on veut qu'il paraisse en bon etat aux regards des acheteurs. Et qu'est-ce autre chose qu'un Noir aux yeux d'un negrier, si non une bete de somme dont il veut se defaire avec benefice? Ils n'ont pas faim; ils mangeront de force. Il leur faut de l'exercice; ils ne sont pas disposes a en prendre; ils en prendront malgre eux: on fera danser ces infortunes avec le poids de leurs fers, et les coups redoubles d'un fouet inhumain hateront et precipiteront cette horrible cadence!.... O comble d'horreur!.... Ces indignes outrages, on les prodigue a tous sans distinction! La sensibilite et le courage doivent subir l'humiliation commune! Ces
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