Lettre à lEmpereur Alexandre sur la traite des noirs | Page 6

William Wilberforce
traitemens barbares, on les inflige meme a des hommes eclaires et instruits! M. Parke nous apprend que, dans le navire sur lequel il faisait voile de la Gambie aux Indes Occidentales, sur 130 esclaves qui composaient la cargaison, car il faut bien nous servir de ce terme, quelque deshonorante que soit ici son acception, il y en avait 25 qui savaient ecrire en langue arabe!....
Si nous pouvions, un instant, mettre en doute la cruaute et l'exces des souffrances qu'endurent ces infortunes, nous en trouverions une preuve irrecusable dans ce fait etonnant que, parmi les objets qui entrent dans l'equipement d'un navire negrier, est un vaste filet de bastingage qui s'eleve, de chaque cote du pont, pour empecher les esclaves de se jeter a la mer. Cette precaution est souvent inutile: on a de nombreux exemples d'esclaves qui se sont detruits de cette maniere. On en a vu s'applaudir, en mourant, d'echapper, par la mort, au pouvoir de leurs bourreaux. On en a vu d'autres refuser constamment toute nourriture, malgre les moyens de douceur ou de force employes en cette occasion. On s'appitoie sur des souffrances ordinaires et communes: quelles emotions dechirantes ne doit pas exciter le tableau des horreurs que nous venons de presenter, et auxquelles on chercherait vainement des objets de comparaison! On n'a pas oublie l'etonnement et l'horreur universelle qui se manifesterent, lorsqu'aux yeux du Parlement Britannique furent presentees, pour la premiere fois, les abominations d'un navire negrier. Et, cependant, ce navire, et tous ceux de la meme espece qui existaient alors, appartenaient a des hommes qui avaient puise, dans une longue habitude de la Traite, les moyens les plus propres a s'assurer le succes de leur coupable negoce, et a transporter les esclaves au lieu de leur destination, avec le moins de dommage possible dans cette cargaison humaine. Les effets de la Traite sont bien plus horribles aujourd'hui que son exercice est confie a des hommes qui, n'ayant pas vieilli dans cet abominable commerce, le font avec une inhabilete cruelle, et ne sont qu'imparfaitement inities aux perfectionnemens suggeres par l'avidite a leurs criminels devanciers. Toutefois, c'est une justice qu'on doit leur rendre; ils ne sont pas restes en arriere dans ce qui fait le fondement et le principal ressort de leur commerce; ils se sont singulierement perfectionnes, je dirai presque qu'ils ont passe leurs maitres, dans cette insatiable soif du gain, dans cette complete insensibilite, cet insultant mepris pour les droits et pour le bonheur de leurs semblables, qui constituent la condition premiere et indispensable de ce sanglant trafic.
Pardonnez-moi, Sire, d'avoir afflige votre coeur sensible par le recit des atrocites qu'entraine a sa suite ce detestable systeme. C'est pour vous un juste sujet de consolation interieure, de penser que vous avez enfin denonce a la chretiente cette honteuse fletrissure imprimee sur elle; et le recit que je viens d'offrir a Votre Majeste, ne prouve que trop clairement que le fleau que vous vous etes solennellement engage a detruire, n'etait pas indigne de votre auguste et puissante intervention. On presente une objection. "Quelqu'enorme, dit-on, quelqu'imposante que soit cette masse de cruautes et de crimes, cependant on ne peut disconvenir que plusieurs annees se sont ecoulees avant que les abolitionnistes anglais eux-memes, pussent reussir a faire abandonner a leurs concitoyens, ce commerce illegitime." Il n'est que trop vrai; bien des obstacles ont entrave notre marche; nos progres ont ete lents. Et qui le sait mieux que nous qui, d'annee en annee, avons vu, si long-temps, notre attente decue et nos esperances trompees? Cette objection parait naturelle. Cependant on aurait tort d'en faire un grief contre nous; on aurait tort de s'etayer des lenteurs qu'a eprouvees l'abolition britannique, pour traiter d'irraisonnable le zele que nous mettons a provoquer, sans delai, cette abolition de la part des autres peuples. L'objection est donc injuste; mais comme elle ne laisse pas d'exercer une grande influence dans la question, il n'est pas inutile de considerer les causes de ces lenteurs qu'on nous reproche. Ne fut-ce que pour rendre justice a la nation britannique, cet examen serait encore utile.
Et d'abord, il importe de prendre en consideration l'etat des choses au moment ou nous commencames nos operations. On a dit souvent, et avec raison, que l'habitude est une seconde nature: or, qu'on n'oublie pas que, durant deux siecles, la Traite avait ete exercee sans interruption, sans obstacle et sans qu'il fut venu a personne l'idee de mettre en doute sa legalite. On ignorait la nature et les effets de ce trafic barbare. La croyance generale etait que les Noirs etaient des etres d'une nature inferieure a l'homme, et que l'homme pouvait, comme les autres animaux, les employer a ses besoins. On oubliait que le commerce de chair humaine n'avait pas commence en Afrique ou on eut pu, jusqu'a un certain point, le considerer comme un resultat
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