Les vivants et les morts | Page 8

Anna de Noailles

ou la parole,
Ton esprit et mes yeux.
Et tandis que ton coeur, craintif et solitaire,
A mon immense amour
n'est pas habitué,
Moi je suis devant toi comme du sang par terre
Quand un homme est tué...
JE MARCHAIS PRÈS DE VOUS...
Je marchais près de vous, dans mon jardin d'enfance.
Le soir uni
luisait; une calme innocence
Emanait des chemins, dépliés sous les
cieux
Ainsi qu'un long secret franc et silencieux...
On entendait le
lac, sur l'escalier de pierre,
Murmurer sa liquide et rêveuse prière

Qui, mollement, se heurte au languissant refus
Qu'oppose au coeur
actif la nuit qui se repose...
Nous marchions lentement dans le verger
touffu,
Où fraîchissait l'odeur des poiriers et des roses.
J'écoutais
votre voix aux sons plaisants et doux.
Hélas! je vous aimais déjà pour
quelque chose
De vague, d'infini, d'antérieur à vous...
Un peuple de
silence environnait ma vie.
Les fleurs au front baissé, par la nuit
asservies,
Exhalaient je ne sais quel confiant repos
Entre la calme
nue et les miroirs de l'eau.
J'étais bonne pour vous, soigneuse,
maternelle,
Je souffrais de sentir votre voix comme une aile
Battre
votre gosier et haleter vers moi;
Ma main aux doigts muets s'irritait
dans vos doigts;
L'aspect fidèle et sûr de la nuit renaissante
Me
rendait ma jeunesse, attentive et pensante.
Quelle limpidité dans

l'éther blanc et noir!
J'entendais s'échapper, des roses amollies,

L'éloge de l'altière et mystique folie
Qui brise le réel pour augmenter
l'espoir...
--O sublime vaisseau de la mélancolie,
Nul amour ne s'égale aux
promesses du soir!
Le lac, les secs soupirs des grillons dans les plaines,
Les pleurs
minutieux de l'étroite fontaine,
L'espace recueilli et cependant pâmé,

Libéraient tout à coup, de ses rêveuses chaines,
Le désir éternel en
mon coeur enfermé;
Je songeais, par delà les présences humaines;

Votre voix me devint inutile et lointaine:
Je n'avais plus besoin de vous pour vous aimer...
TEL L'ARBRE DE CORAIL...
Tel l'arbre de corail dans les mers pacifiques,
Le rose crépuscule, en
l'azur transparent
Jette un feu vaporeux, et mes regards errants

Boivent ce vin rêveur des soirs mélancoliques!
Un oiseau printanier, comme un fifre enchanté
Gaspille de gais cris,
acides, brefs, suaves.
L'univers vit en lui, son ardeur sans entrave

Hèle, et semble attirer le vaisseau de l'été!
--Qui veux-tu fasciner, oiseau de douce augure?
Les morts restent des
morts, et les vivants sont las
D'avoir tant de fois vu, sur de froides
figures,
Le destin qui les guette et qui les accabla!
Je sens bien que le ciel est tiède; l'étendue
Balance sur son lac la
promesse et l'espoir.
Une étoile, incitant l'hirondelle éperdue,
Fait
briller son céleste et liquide abreuvoir.
Et tout est orageux, furtif, païen, mystique;
Les rêves des humains,
aussi vieux que le temps,
Groupent leur frénésie, hésitante ou panique,

Dans la vasque odorante et moite du printemps!

Les nuages pourprés traînent comme un orage
Dont on a dispersé la
foudre et le chaos;
Tout se dilue et luit. Ciel au calme visage,
Tu
viens séduire l'homme et les yeux des oiseaux!
--Pauvre oiseau, est-ce donc ces trompeuses coutumes,
Renaissant
chaque fois que s'étend la tiédeur,
Qui te font oublier l'incessante
amertume
D'un monde qui transmet la ciguë et les pleurs?
Ton délire est le mien; je sais qu'on recommence
A rêver, à vouloir,
d'un coeur naïf et plein,
Chaque fois qu'apparaît le ciel d'un bleu de
lin;
Et que le courage est une longue espérance...
Oui, l'espace est joyeux, le vent, dans l'arbrisseau,
D'un doigt aérien
creuse une flûte antique.
L'univers est plus vif qu'un bondissant
cantique;
Les fleuves, mollement, gonflent sous les vaisseaux;
Les
torrents, les brebis viennent d'un même saut
Ecumer dans la plaine,
où l'hiver léthargique
Fond, et suspend sa brume aux hampes des
roseaux.
L'eau s'arrache du gel, le lait emplit la cruche,
Les abeilles, ainsi que
des fuseaux pansus,
Vont composer le miel au liquide tissu,
Blond
soleil familier de l'écorce et des ruches!
C'est cet allègre éveil que tes yeux ont perçu:
Oiseau plein de grelots,
ô hochet des Ménades,
Héros bardé d'azur, calice rugissant,
Je
t'entends divaguer! Tes montantes roulades
Ont l'invincible élan des
jets d'eau bondissants.
Matelot enivré dans la vergue des arbres,
Tu mens en désignant de tes
cris éblouis
Des terres de délice et des golfes de marbre,
Et tout ce
que l'espoir a de plus inouï;
Mais c'est par ce sublime et candide mensonge,
Par ce goût de vanter
ce qu'on ne peut saisir,
Que l'esclavage humain peut tirer sur sa longe,

Et que parfois nos jours ressemblent au désir!

T'AIMER. ET QUAND LE JOUR TIMIDE...
T'aimer. Et quand le jour timide va renaître,
Entendre, en s'éveillant,
derrière les fenêtres,
Les doux cris jaillissants, dispersés, des oiseaux,

Eclater et glisser sur la brise champêtre
Comme des grains légers
de grenades sur l'eau...
--T'espérer! Et sentir que le golfe halette
En
bleuâtres soupirs vers le ciel libre et clair;
Et voir l'eucalyptus, dans la
liqueur de l'air,
Agiter son feuillage ainsi que des ablettes!
--Voir la
fête éblouie et profonde des cieux
Recommencer, et luire ainsi qu'au
temps d'Homère,
Et, bondissant d'amour dans la sainte lumière,
La
montagne acérée incisant le ciel bleu!
--Et t'attendre! Goûter cette
impudique ivresse
De songer, sans encor les avoir bien connus,
A
ton regard voilé d'amour, à tes bras nus,
Au doux vol hésitant de ta
jeune caresse
Qui semble un chaud frelon par des fleurs
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