Les vivants et les morts | Page 6

Anna de Noailles
bondissant, abattu;
Les regards hébétés il mesure l'abîme

Où le buisson ardent parlait, et puis s'est tu...
--Mon Dieu, dans ces amours, la douleur est si forte
Que, malgré le
courage, on ne peut pas vouloir
Être celui des deux qui chancelle, et
qui porte
Tout le poids d'un si lourd et cuisant désespoir;
Faut-il que l'un des deux seulement reste libre,
Que tour à tour l'on ait
le calme ou le désir,
Et que l'amour ne soit que l'instable équilibre

D'être celui des deux qui ne va pas mourir?
Faut-il que l'un des deux brusquement se repose
Dans le bonheur
amer et puissant d'aimer moins,
Et d'être, à la faveur de cette froide
pause,
Non plus le combattant vaincu, mais le témoin;
D'être celui des deux qui n'est pas l'humble esclave
Dont on voit
panteler la muette terreur,
Et dont les yeux, pareils à des torrents de
lave,
Font un don infini de soupirs et de pleurs.
--On a besoin parfois de la douleur de l'autre,
De ses bras suppliants,
de son front inquiet
Penché comme celui du plus doux des apôtres

Sur son céleste ami, qui songe et qui se tait.
On a besoin de voir sourdre au bord de la vie
Cet ineffable sang des
larmes de cristal,
Offrande qui toujours répond à notre envie

D'épier la douleur et son puissant signal;
--Et moi, qui me revêts de vos grâces précoces,
Comme un brûlant
frelon dans un lis engouffré,
Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour,
pleuré,
Pourrai-je pardonner à mon âme féroce
La paix qui
m'envahit quand c'est vous qui souffrez?
LE CHANT DU PRINTEMPS
«O Moires infinies, déesses aériennes, dispensatrices universelles,

nécessairement infligées aux mortels!» (_Hymnes Orphiques._)
Le silence et les bruits, soudain, dans l'air humide
Ont ce soir un
accent plus vaste et plus ardent;
Sur le vent aminci Février fuit, rapide,

Quelqu'un revient, je sens qu'il vient, c'est le Printemps!
Hôte mystérieux, il est là sous la terre,
Il est près du branchage éploré
des forêts,
Il monte, il s'est risqué, il ne peut pas se taire,
Et son
premier frisson répand tous ses secrets!
--Il passe, mais personne encore sur la route
Ne peut le soupçonner, je
regarde, j'écoute:
--Oui, je t'ai reconnu, sublime Dépouillé!
Sordide vagabond sans
fleurs et sans feuillage,
Qui rampes, et répands sur les chemins
mouillés
Cette clarté pensive et ces poignants présages!
Oui, je t'ai reconnu, ton souffle est devant toi
Comme un tiède
horizon où flotteront les graines;
Le silence attentif et fourmillant des
bois
S'emplit furtivement de ta languide haleine.
Oui, je t'ai reconnu à ce trouble du coeur
Qui arrête ma vie et la rend
palpitante,
Je suis la chasseresse ayant surpris l'odeur
De la jeune
antilope étourdie et courante!
--Ah! qui me tromperait, Printemps terrible et doux,
Sur ton subtil
arome et sur ta ressemblance,
Je sais ton nom secret que les lis et les
loups
Proclameront la nuit dans le puissant silence!
Je sais ton nom profond, chuchoté, recouvert,
Mystérieux, sournois,
débordant, formidable,
Qui fait tressaillir l'eau, les écorces, les airs,

Et germer jusqu'aux cieux la cendre impérissable!
C'est toi l'Eros des Grecs, au rire frémissant,
Le jeune homme à qui
Pan, sonore et frénétique,
Enseigne un chant par qui le flot

phosphorescent
Répond au long appel des astres pathétiques!
C'est toi le renouveau, toi par qui l'aujourd'hui
Est différent d'hier
comme le jour de l'ombre;
Toi qui, d'un autre bord où ton royaume
luit,
Fais retentir vers nous des fanfares sans nombre.
Un ordre plus formel que la soif, que la faim,
Commande par ta voix
rapide, active, urgente,
Et du fond des taillis et des gouffres marins

Monte le chaud soupir des bêtes émergeantes!
--Je te suivrai, Printemps, malgré les maux constants,
Je te suivrai,
j'irai sans défense et sans armes
Vers ce vague bonheur qui brille au
fond du temps
Comme un fixe regard irrité par les larmes!
Je te suivrai, malgré le souvenir des morts,
Malgré tous les vivants
engloutis dans mon âme,
Malgré mon coeur qui n'est qu'un gémissant
effort,
Malgré mon fier esprit qui résiste et me blâme.
--Mais quoi! ce n'est donc pas le neuf et frais bonheur
Qui ce soir me
tentait par son doux sortilège?
Ces espoirs, ces souhaits, ces regrets,
ces langueurs,
Hélas! c'est le passé, beau comme un long arpège;
Hélas! c'est le passé, ce courage ingénu,
Ce sublime désir de mourir
et de vivre
Que ma jeunesse avait quand je vous ai connu,
Vous,
qui fûtes la page insigne dans le livre!
Hélas! c'est le passé, ce parfum dans le vent,
Cet émoi dans les airs,
ces grelots des voitures,
Cet orgueilleux besoin d'être encor plus
vivant,
Et de recommencer, puisqu'hélas! rien ne dure!
Ainsi je me croyais mêlée au renouveau,
Je ne suis que l'ardente et
grave prisonnière
Qui sur ses poignets las sent le poids des anneaux,

Qui pleure sur la route et regarde en arrière!
Hélas! c'est le passé que je cherche toujours,
C'est vers lui que j'allais!

Comme s'il est possible
De retrouver le sacre unique de l'amour,
Et
d'aborder encore à cette île sensible
Qui, désormais, n'a plus de
barques alentour,
Et luit sur l'onde comme un roc inaccessible
Où
des archers courants nous ont choisis pour cible...
JE VOUS AVAIS DONNE...
Je vous avais
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