Les vivants et les morts | Page 5

Anna de Noailles
matins, la cité,
l'azur natal, le fleuve;
Toute chose semblait à la fois vieille et neuve;

Sans que le pain nourrisse et sans que l'eau abreuve
On respirait
pourtant, comme un feu mince et bas.
Et l'on songeait: du moins, si
rien n'a plus sa grâce,
Si ma vie arrachée a rejoint dans l'espace
Le
morne labyrinthe où sont les Pharaons;
Si je suis étrangère à ma voix,
à mon nom;
Si je suis, au milieu des raisins de l'automne,
Un arbre
foudroyé que la récolte étonne,
Je ne connaîtrai plus ces supplices
charnels
Qui sont, de l'homme au sort, un reproche éternel.
Calme,
lasse, le coeur rompu comme une cible,
J'entrerai dans la mort
comme un hôte insensible...
--Mais les fureurs, les pleurs, les cris, le sang versé,
Les sublimes

amours qui nous ont harassés,
Les fauves bondissants, témoins de nos
délires,
Ont suivi lentement le doux chant de la lyre
Jusque sur la
montagne où nous nous consolions;
Les voici remuants, les chacals,
les lions
Dont la soif et la faim nous font un long cortège...
--J'avais
cru, mon enfant, que le passé protège,
Que l'esprit est plus sage et le
coeur plus étroit,
Que la main garde un peu de cette altière neige

Que l'on a recueillie aux sommets purs et froids
Où plane un calme
oiseau plus léger que le liège.
Mais hélas! quel orage étincelant
m'assiège?
Lourde comme l'Asie et ses palais de rois,
Je suis pleine
de force et de douleur pour toi!
JE ME DEFENDS DE TOI...
Je me défends de toi chaque fois que je veille,
J'interdis à mon vif
regard, à mon oreille,
De visiter avec leur tumulte empressé
Ce
coeur désordonné où tes yeux sont fixés.
J'erre hors de moi-même en
négligeant la place
Où ton clair souvenir m'exalte et me terrasse.
Je
refuse à ma vie un baume essentiel.
Je peux, pendant le jour, ne pas
goûter au miel
Que ton rire et ta voix ont laissé dans mon âme,
Où
la plaintive faim brusquement me réclame...
--Mais la nuit je n'ai pas
de force contre toi,
Mon sommeil est ouvert, sans portes et sans toit.

Tu m'envahis ainsi que le vent prend la plaine.
Tu viens par mon
regard, ma bouche, mon haleine
Par tout l'intérieur et par tout le
dehors.
Tu entres sans débats dans mon esprit qui dort.
Comme
Ulysse, pieds nus, débarquait sur la grève;
Et nous sommes tout seuls,
enfermés dans mon rêve.
Nous avançons furtifs, confiants, hasardeux,

Dans un monde infini où l'on ne tient que deux.
Un mur prudent et
fort nous sépare des hommes,
Rien d'humain ne pénètre aux doux
lieux où nous sommes.
Les bonheurs, les malheurs n'ont plus de sens
pour nous;
Je recherche la mort en pressant tes genoux,
Tant mon
amour a hâte et soif d'un sort extrême,

Et tu n'existes plus pour mon
coeur, tant je t'aime!
Mon vertige est scellé sur nous comme un
tombeau.
--Ce terrible moment est si brûlant, si beau,
Que lorsque

lentement l'aube teint ma fenêtre,
C'est en me réveillant que je crois
cesser d'être...
LA DOULEUR
«Lion, supporte avec courage ton sort intolérable!» HERODOTE.
Quand la douleur est vaste, ardente, sans mélange,
Quand elle
aveugle ainsi qu'un ténébreux soleil,
Elle est dans l'eau qu'on boit et
dans le pain qu'on mange,
Et dans les rideaux du sommeil!
Comme l'odeur du sel sur les routes marines,
Comme les chauds
parfums de Corse ou d'Orient,
Elle emplit le poumon, étourdit la
narine,
Et griffe ainsi qu'un diamant!
Les arceaux de l'azur, le fier tranchant des cimes,
La longueur des
cités et leurs hauts monuments,
Ne sont qu'une eau rampante et qu'un
grisâtre abîme
Auprès de son envolement!
--Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie!
Attachez à mon cou
vos froids colliers de fer;
Qu'importent l'esclavage et la dure agonie,
Je vois les mondes entr'ouverts!
J'ai vu l'immensité moins vaste que mon être;
L'espace est un noyau
que mon coeur contenait;
Je sais ce qu'est avoir, je sais ce qu'est
connaître,
J'englobe ce qui meurt et naît!
L'ange qui fit rêver Jésus sur la montagne,
Qui lui montra le monde et

tenta son esprit,
M'a, dans les calmes soirs des verdâtres campagnes,
Tout soupiré et tout appris!
Serai-je désormais l'ermite magnanime
Qui vit de son secret, par-delà
les humains?
Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime,
La solitude de mes mains?
Pourrai-je, quand résonne, ô Printemps, ta cadence,
Ivre du seul
orgueil et des seules pitiés,
Ecouter la secrète et chaste confidence
Qui va des soleils à mes pieds?
O Douleur! je comprends, arrêtez vos batailles:
Au travers de mes
pleurs j'entrevois vos projets;
Un chaud pressentiment m'éblouit et
m'assaille;
C'est dans ce feu que je plongeais!
Je sais,--moi qui vous tiens, vous respire, vous touche,
Moi qui vis
contre vous et qui bois votre vin
Dans un dur gobelet collé contre ma
bouche,--
Quel est votre dessein divin;
Vous préparez la vie avec vos sombres armes,
Le corps que vous
brisez rêve d'éternité,
Hélas! les purs sanglots, les tremblements, les
larmes
Aspirent à la volupté!
SEIGNEUR, POURQUOI L'AMOUR...
Seigneur, pourquoi l'amour et son divin supplice
Sont-ils, entre deux
coeurs noblement rapprochés,
Comme un glaive qui rend une inique
justice,
Et qui toujours châtie un mystique péché?

Tour à tour l'un des deux est votre humble victime,
Il doute, il est
brûlant,
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