Les vivants et les morts | Page 4

Anna de Noailles
le saisir,
Mais mon être infini est autour de moi-même
Un cercle de désir;
Des générations, des siècles, des mémoires
Ont mis leur espérance et
leur attente en moi;
Je suis le lieu choisi où leur mystique histoire
Veut périr sur la croix.»
Une âpre, une divine, une ineffable étreinte,
Un baiser que le temps
n'a pas encor donné
Attendait, pour jaillir hors de la vaste enceinte,
Que mon désir fût né.
Dans les puissants matins des émeutes d'Athènes
Ainsi courait un
peuple ivre, agile, enflammé,
Que la Minerve d'or, debout sur les
fontaines,
Ne pouvait pas calmer...
--J'accepte le bonheur comme une austère joie,
Comme un danger
robuste, actif et surhumain;
J'obéis en soldat que la Victoire emploie
A mourir en chemin:
Le bonheur, si criblé de balles et d'entailles,
Que ceux qui l'ont connu
dans leur chair et leurs os
Viennent rêver le soir sur les champs de
bataille
Où gisent les héros...

JE DORMAIS, JE M'EVEILLE...
Je dormais, je m'éveille, et je sens mon malheur.
--Comme un coup
de canon qu'on tire dans le coeur,
Vous éclatez en moi, douleur
retentissante!
Un instant de sommeil est un faible rempart
Contre la Destinée,
assurée et puissante.
Ne verrai-je jamais vos fraternels regards,
N'entendrai-je jamais votre
voix rassurante?
Quoi! Même avant la mort, il est de tels départs?

Qui parle en moi? Mon corps, mes pensers sont épars.
Je ne distingue
plus ma chambre familière;
Peut-être ma raison a perdu sa lumière?

Un aussi grand chagrin n'est pas net aussitôt;
J'essaierai, mais
pourrai-je accepter ce fardeau?
Que seront mes repos, que seront mes voyages
Si je ne vois jamais
l'air de votre visage?
Mon esprit, comme une âpre et morne éternité,

Embrasse un monde mort, des astres dévastés.
Je ne peux plus
savoir, tant ma vie est exsangue,
Si c'est vous, ou si c'est l'univers qui
me manque.
Et même en songe, dans la pensive clarté,
Je me débats
encor pour ne pas vous quitter...
ON NE PEUT RIEN VOULOIR...
On ne peut rien vouloir, mais toute chose arrive,
Je ne vous aime pas
aujourd'hui tant qu'hier,
Mon coeur n'est plus une eau courant vers
votre rive,
Mes pensers sont en moi moins divins, mais plus fiers.
Je sais que l'air est beau, que c'est le temps qui brille,
Que la clarté du
jour ne me vient pas de vous,
Et j'entends mon orgueil qui me dit:
«Chère fille,
Je suis votre refuge éternel et jaloux.
«Quoi, vous vouliez trahir le désir et l'attente?
Vous vouliez étancher
votre soif d'infini?
Vous, reine du désert, qui dormez sous la tente,


Et dont le coeur vorace est toujours impuni?
«Vous qui rêviez la nuit comme un palmier d'Afrique
A qui le vaste
ciel arrache des parfums,
Vous avez souhaité cet humble amour
unique
Où les pleurs consolés tarissent un à un!
«Vous avez souhaité la tendresse peureuse,
L'élan et la stupeur de
l'antique animal;
On n'est pas à la fois enivrée et heureuse,

L'univers dans vos bras n'aura pas de rival;
«Comme le Sahara suffoqué par le sable
Vous brûlerez en vain, sans
qu'un limpide amour
Verse à votre chaleur son torrent respirable,
Et
vous donne la paix que vous fuiriez toujours...»
--Et, tandis que j'entends cette voix forte et brève,
Je regarde vos
mains, en qui j'ai fait tenir
Le flambeau, la moisson, l'évangile et le
glaive,
Tout ce qui peut tuer, tout ce qui peut bénir.
Je regarde votre humble et délicat visage
Par qui j'ai voyagé, vogué,
chanté, souffert,
Car tous les continents et tous les paysages

Faisaient de votre front mon sensible univers.
--Vous n'êtes plus pour moi ces jardins de Vérone
Où le verdâtre ciel,
gisant dans les cyprès,
Semble un pan du manteau que la Vierge
abandonne
A quelque ange éperdu qui le baise en secret.
Vous n'êtes plus la France et le doux soir d'Hendaye,
La cloche, les
passants, le vent salé, le sol,
Toute cette vigueur d'un rocher qui
tressaille
Au son du fifre basque et du luth espagnol;
Vous n'êtes plus l'Espagne, où, comme un couteau courbe
Le
croissant de la lune est planté dans le ciel,
Où tout a la fureur prompte,
funèbre et fourbe
Du désir satanique et providentiel.
Vous n'êtes plus ces bois sacrés des bords de l'Oise,
Ce silence épuré,

studieux, musical,
Ce sublime préau monastique, où l'on croise
Le
songe d'Héloïse et les yeux de Pascal.
Vous n'êtes plus pour moi les faubourgs du Bosphore
Où le veilleur
de nuit, compagnon des voleurs,
Annonce que le temps coule de son
amphore
Pesant comme le sang et chaud comme les pleurs.
--Ces soleils exaltés, ces oeillets, ces cantiques,
Ces accablants
bonheurs, ces éclairs dans la nuit,
Désormais dormiront dans mon
coeur léthargique
Qui veut se repentir autant qu'il vous a nui;
Allez vers votre simple et calme destinée;
Et comme la lueur d'un
phare diligent
Suit longtemps sur la mer les barques étonnées,
Je
verserai sur vous ma lumière d'argent...
UN JOUR, ON AVAIT TANT SOUFFERT...
Un jour, on avait tant souffert, que le coeur même,
Qui toujours
rebondit comme un bouclier d'or,
Avait dit: «Je consens, pauvre âme
et pauvre corps,
A ce que vous viviez désormais comme on dort,
A
l'abri de l'angoisse et de l'ardeur suprême...»
Et l'on vivait; les yeux ne reconnaissaient pas
Les
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