Les vivants et les morts | Page 3

Anna de Noailles
et
mon corps ont si longtemps souffert!
Les torrents des rochers, le sable blond des rives,
Les vaisseaux
balancés, l'Automne dans les bois,
Les bêtes des forêts, surprises et
captives,
Méditaient dans mon coeur et gémissaient en moi!
O mort, laissez-les fuir vers la forêt puissante,
Ces fauves
compagnons de mon silence ardent!
Que leur native ardeur, féroce et
caressante,
Peuple la chaude nuit d'un murmure obsédant.
Ce n'était pas mon droit de garder dans mon être
Un aspect plus divin
de la création;
De savoir tout aimer, de pouvoir tout connaître
Par
les secrets chemins de l'inspiration!
Ce n'était pas mon droit, aussi la destinée,
Comme un guerrier
sournois, chaque jour, chaque nuit,
Attaquait de sa main habile et
forcenée
Le sublime butin qui me comble et me nuit.
Mais venez, chère mort; mon âme vous appelle,
Asseyez-vous ici et
donnez-moi la main.
Que votre bras soutienne un front longtemps
rebelle,
Et recueille la voix du plus las des humains:
--Prenez ces yeux, emplis de vastes paysages,
Qui n'ont jamais bien
vu l'exact et le réel,
Et qui, toujours troublés par de changeants
visages,
Ont versé plus de pleurs que la mer n'a de sel.

Prenez ce coeur puissant qu'un faible corps opprime,
Et qui, heurtant
sans fin ses étroites parois,
Eut l'attrait du divin et le pouvoir des
cimes,
Et s'élevait aux cieux comme la pierre choit.
Ah! vraiment le tombeau qui dévore et qui ronge,
Le sol, tout
composé d'étranges corrosifs,
L'ombre fade et mouillée où les racines
plongent,
Le nid de la corneille au noir sommet des ifs,
Pourront-ils m'accorder cette paix sans seconde,
Sommeil que mon
labeur tenace a mérité,
Et saurai-je, en mourant, restituer au monde

Ce grand abus d'amour, de rêve et de clarté?
Hélas! je voudrais bien ne plus être orgueilleuse,
Mais ce que j'ai
souffert m'arrache un cri vainqueur.
Pour élancer encor ma voix
tempétueuse
Il faudrait une foule, et qui n'aurait qu'un coeur!
QUE M'IMPORTE AUJOURD'HUI...
Que m'importe aujourd'hui qu'un monde disparaisse!
Puisque tu vis,
le temps peut glacer les étés,
Rien ne peut me frustrer de la sainte
allégresse
Que ton corps ait été!
Même lorsque la mort finira mon extase,
Quand toi-même seras dans
l'ombre disparu,
Je bénirai le sol qui fut le flanc du vase
Où tes pieds ont couru!
--Tu viens, l'air retentit, ta main ouvre la porte,
Je vois que tout
l'espace est orné de tes yeux,
Tu te tais avec moi, que veux-tu qu'on
m'apporte,
A moi qui suis le feu?
La nuit, je me réveille, et comme une blessure,
Mon rêve déchiré te

cherche aux alentours,
Et je suis cet avare éperdu, qui s'assure
Que son or luit toujours.
Je constate ta vie en respirant, mon souffle
N'est que la certitude et le
reflet du tien,
Déjà je m'enfuyais de ce monde où je souffre,
C'est toi qui me retiens.
Parfois je t'aime avec un silence de tombe,
Avec un vaste esprit,
calme, tiède, terni,
Et mon coeur pend sur toi comme une pierre
tombe
Dans le vide infini!
J'habite un lieu secret, ardent, mystique et vague
Où tout agit pour toi,
où mon être est néant;
Mais le vaisseau alerte est porté par la vague,
Je suis ton Océan!
Autrefois, étendue au bord joyeux des mondes,
Déployée et chantant
ainsi que les forêts,
J'écoutais la Nature, insondable et féconde,
Me livrer des secrets.
Je me sentais le coeur qu'un Dieu puissant préfère,
L'anneau toujours
intact et toujours traversé
Qui joint le cri terrestre aux musiques des
sphères,
L'avenir au passé.
A présent je ne vois, ne sens que ta venue,
Je suis le matelot par
l'orage assailli
Qui ne regarde plus que le point de la nue
Où la foudre a jailli!
--Je te donne un amour qu'aucun amour n'imite,
Des jardins pleins du

vent et des oiseaux des bois,
Et tout l'azur qui luit dans mon coeur
sans limites,
Mais resserré sur toi.
Je compte l'âge immense et pesant de la terre
Par l'escalier des nuits
qui monte à tes aïeux,
Et par le temps sans fin où ton corps solitaire
Dormira sous les cieux.
C'est toi l'ordre, la loi, la clarté, le symbole,
Le signe exact et bref par
qui tout est certain,
Qui dans mon triste esprit tinte comme une obole,
Au retour du matin.
--J'ai longtemps repoussé l'approche de l'ivresse,
L'encens, la myrrhe
et l'or que portaient les trois rois;
Je disais: «Ce bonheur, s'il se peut,
ô Sagesse,
Qu'il passe loin de moi!
Qu'il passe loin de moi cet odorant calice;
Même en mourant de soif,
je peux le refuser,
Si la consomption, les orgueils, le cilice
Protègent du baiser.»
--Mais le Destin, pensif, alourdi, plein de songes,
M'indiquait en riant
mon martyre ébloui.
L'avenir aimanté déjà vers nous s'allonge,
Tout ce qui vit dit oui.
Tout ce qui vit dit: Prends, goûte, possède, espère,
Ta conscience
aussi trouvera bien son lot,
Car l'amour, radieux comme un verger
prospère,
Est gonflé de sanglots:

De sanglots, de soupirs, de regrets et de rage
Dont il faut tout subir.
Quelque chose se meurt
Dans l'empire implacable et sacré du
courage,
Quand on fuit le bonheur!
Et je disais: «Seigneur, ce bien, ce mal suprême,
Ma chaste volonté
ne veut pas
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