Les vaines tendresses | Page 6

Sully Prudhomme
papillon dans
les fils d'une harpe,
Dans ses rayons encore un peu de neige errait.
Mais aujourd'hui ses feux tombent déjà torrides.
Un orageux silence
emplit le ciel sans rides,
Et l'amour exaucé couve un premier regret.
[Illustration]
[Illustration]
LA BEAUTÉ
Splendeur excessive, implacable,
Ô Beauté, que tu me fais mal!

Ton essence incommunicable,
Au lieu de m'assouvir, m'accable:
On
n'absorbe pas l'idéal.
L'Éternel féminin m'attire,
Mais je ne sais comment l'aimer.
Beauté,
te voir n'est qu'un martyre,
Te désirer n'est qu'un délire,
Tu n'offres
que pour affamer!
Je porte envie au statuaire
Qui t'admire sans âcre amour,
Comme
sur le lit mortuaire
Un corps de vierge, où le suaire
Sanctifie un
parfait contour.
Il voit, comme de blanches ailes
S'abattant sur un colombier,
Les

formes des vivants modèles,
À l'appel du ciseau fidèles,
Couvrir le
marbre familier;
Il les choisit, il les assemble,
Tel qu'un lutteur, toujours debout,
Et
quand l'ébauche te ressemble,
D'aucun désir sa main ne tremble,

Car il est ton prêtre avant tout.
Calme, la prunelle épurée
Au soleil austère de l'art,
Dans la pierre
transfigurée
Il juge l'oeuvre et sa durée,
D'un incorruptible regard;
Mais, quand malgré soi l'on regarde
Une femme en ce spectre blanc,

À lui parler l'on se hasarde,
Et bientôt, sans y prendre garde,

Dans la pierre on coule du sang!
On appuie, en rêve, sur elle
Les lèvres pour les apaiser,
Mais,
amante surnaturelle,
Tu dédaignes cet amant frêle,
Tu ne lui rends
pas son baiser.
Et vainement, pour fuir ta face,
On veut faire en ses yeux la nuit:

Les yeux t'aiment et, quoi qu'on fasse,
Nulle obscurité n'en efface

L'éblouissement qui les suit.
En vain le coeur frustré s'attache
À des visages plus cléments:

Comme une lumineuse tache,
Ta vive image les lui cache,
Dressée
entre les deux amants.
Tu règnes sur qui t'a comprise,
Seule et hors de comparaison;
Pour
l'âme de ton joug éprise
Tout autre amour n'est que méprise
Qui
dégénère en trahison.
Celles qu'on aime, on les désole,
Car, mentant même à leurs genoux,

Sans le vouloir on les immole
À toi, la souveraine idole
Invisible
à leurs yeux jaloux.
Seul il sent, l'homme qui te crée,
Tes maléfices s'amortir;
Sa
compagne au foyer t'agrée
Comme une étrangère sacrée
Qui ne l'en

fera point sortir;
L'artiste impose pour hôtesse,
Dans son coeur comme dans ses yeux,

L'humble mortelle à la déesse,
Vouant à l'une sa tendresse,
À
l'autre un culte glorieux!
Jamais ton éclat ne l'embrase:
T'enveloppant, pour te saisir,
D'une
rigide et froide gaze,
Il n'a de l'amour que l'extase,
Amoureux sauvé
du désir!
[Illustration]
LA VOLUPTÉ
SONNET.
Deux êtres asservis par le désir vainqueur,
Le sont jusqu'à la mort, la
Volupté les lie.
Parfois, lasse un moment, la geôlière s'oublie,
Et
leur chaîne les serre avec moins de rigueur.
Aussitôt, se dressant tout chargés de langueur,
Ces pâles malheureux
sentent leur infamie;
Chacun secoue alors cette chaîne ennemie,

Pour la briser lui-même ou s'arracher le coeur.
Ils vont rompre l'acier du noeud qui les torture,
Mais Elle, au bruit
d'anneaux qu'éveille la rupture,
Entr'ouvre ses longs yeux où nage un
deuil puissant,
Elle a fait de ses bras leur tombe ardente et molle:
En silence attiré, le
couple y redescend,
Et l'éphémère essaim des repentirs s'envole...
[Illustration]
LES DEUX CHUTES
SONNET.

D'un seul mot, pénétrant comme un acier pointu,
Vous nous
exaspérez pour nous dompter d'un signe,
Sachant que notre coeur
s'emporte et se résigne,
Rebelle subjugué sitôt qu'il a battu.
Triomphez pleinement, ô femmes sans vertu,
De notre souple
hommage à votre empire indigne!
Quand vous nous faites choir hors
de la droite ligne,
Tombés autant que vous, nous avons plus perdu:
Que dans vos corps divins le remords veille ou dorme,
Il laisse intacte
en vous la gloire de la forme,
Car, fût-elle sans âme, Aphrodite a son
prix!
Vos yeux, beaux sans l'honneur, peuvent régner encore,
Mais le
regard d'un homme, au souffle du mépris,
Perd toute la fierté qui
l'arme et le décore.
L'INDIFFÉRENTE
SONNET.
Que n'ai-je à te soumettre ou bien à t'obéir?
Je te vouerais ma force
ou te la ferais craindre;
Esclave ou maître, au moins je te pourrais
contraindre
À me sentir ta chose ou bien à me haïr.
J'aurais un jour connu l'insolite plaisir
D'allumer dans ton coeur des
soifs, ou d'en éteindre,
De t'être nécessaire ou terrible, et d'atteindre,

Bon gré, mal gré, ce coeur jusque-là sans désir.
Esclave ou maître, au moins j'entrerais dans ta vie;
Par mes soins
captivée, à mon joug asservie,
Tu ne pourrais me fuir ni me laisser
partir;
Mais je meurs sous tes yeux, loin de ton être intime,
Sans même oser
crier, car ce droit du martyr,
Ta douceur impeccable en frustre ta
victime.

L'ART TRAHI
Fors l'amour, tout dans l'art semble à la femme vain:
Le génie auprès
d'elle est toujours solitaire.
Orphée allait chantant, suivi d'une
panthère,
Dont il croyait leurrer l'inexorable faim;
Mais, dès que son pied nu rencontrait en chemin
Quelque épine de
rose et rougissait la terre,
La bête, se ruant d'un bond involontaire,

Oublieuse des sons, lampait le sang humain.
Crains la docilité félonne d'une amante,
Poëte: elle est moins souple à
la lyre charmante
Qu'avide, par instinct, de voir le coeur saigner.
Pendant que ta douleur plane et vibre en mesure,
Elle épie à tes pieds
les pleurs de ta blessure,
Plaisir plus vif encor que de la dédaigner.
SOUHAIT
Par moments je souhaite une
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