Les vaines tendresses | Page 5

Sully Prudhomme
bleu coule à flots et
sans trêve à la ronde;
Dans les calices fins plus rarement abonde
Un
vin dont la clarté soit digne du cristal.
Enfin la coupe d'or du haut d'un piédestal
Attend, vide toujours, bien

que large et profonde,
Un cru dont la noblesse à la sienne réponde:

On tremble d'en souiller l'ouvrage et le métal.
Plus le vase est grossier de forme et de matière,
Mieux il trouve à
combler sa contenance entière,
Aux plus beaux seulement il n'est
point de liqueur.
C'est ainsi: plus on vaut, plus fièrement on aime,
Et qui rêve pour soi
la pureté suprême
D'aucun terrestre amour ne daigne emplir son
coeur.
[Illustration]
PARFUMS ANCIENS
A FRANÇOIS COPPÉE
O senteur suave et modeste
Qu'épanchait le front maternel,
Et dont
le souvenir nous reste
Comme un lointain parfum d'autel,
Pure émanation divine
Qui mêlais en moi ta douceur
A la petite
senteur fine
Des longues tresses d'une soeur,
Chère odeur, tu t'en es allée
Où sont les parfums de jadis,
Où
remonte l'âme exhalée
Des violettes et des lis.

O fraîche senteur de la vie
Qu'au temps des premières amours
Un
baiser candide a ravie
Au plus délicat des velours,
Loin des lèvres décolorées
Tu t'es enfuie aussi là-bas,
Jusqu'où
planent, évaporées,
Les jeunesses des vieux lilas,
Et le coeur, cloué dans l'abîme,
Ne peut suivre, à ta trace uni,
Le
voyage épars et sublime
Que tu poursuis dans l'infini.

Mais ô toi, l'homicide arome
Dont en pleurant nous nous grisons,

Où notre coeur cherchait un baume
Et n'aspira que des poisons,
Ah! toi seule, odeur trop aimée
Des cheveux trop noirs et trop lourds,

Tu nous laisses, courte fumée,
Des vestiges brûlant toujours.
Dans les replis où tu te glisses
Tu déposes un marc fatal,
Comme
l'âcre odeur des épices
S'incruste aux coins d'un vieux cristal.

Et tel, dans une eau fraîche et claire,
Le flacon, vainement plongé,

Garde l'âcreté séculaire
De l'essence qui l'a rongé,
Tel, dans la tendresse embaumante
Que verse au coeur, pour l'assainir,

Une fidèle et chaste amante,
Sévit encor ton souvenir.
Ô parfum modeste et suave,
Épanché du front maternel,
Qui laves
ce que rien ne lave,
Où donc es-tu, parfum d'autel!
[Illustration]
[Illustration]
L'ÉTOILE AU COEUR
Par les nuits sublimes d'été,
Sous leur dôme d'or et d'opale,
Je
demande à l'immensité
Où sourit la forme idéale.
Plein d'une angoisse de banni,
À travers la flore innombrable
Des
campagnes de l'Infini,
Je poursuis ce lis adorable...
S'il brille au firmament profond,
Ce n'est pas pour moi qu'il y brille:

J'ai beau chercher, tout se confond
Dans l'océan clair qui fourmille.

Ma vue implore de trop bas
Sa splendeur en chemin perdue,
Et
j'abaisse enfin mes yeux las,
Découragés par l'étendue.
Appauvri de l'espoir ôté,
Je m'en reviens plus solitaire,
Et cependant
cette beauté,
Que je crois si loin de la terre,
Un laboureur insoucieux,
Chaque soir à son foyer même,
Pour
l'admirer, l'a sous les yeux
Dans la paysanne qu'il aime.
Heureux qui, sans vaine langueur
Voyant les étoiles renaître,
Ferme
sur elles sa fenêtre:
La plus belle luit dans son coeur.
[Illustration]
[Illustration]
DOUCEUR D'AVRIL
À ALBERT MÉRAT
J'ai peur d'Avril, peur de l'émoi
Qu'éveille sa douceur touchante;

Vous qu'elle a troublés comme moi,
C'est pour vous seuls que je la
chante.
En décembre, quand l'air est froid,
Le temps brumeux, le jour livide,

Le coeur, moins tendre et plus étroit,
Semble mieux supporter son
vide.
Rien de joyeux dans la saison
Ne lui fait sentir qu'il est triste;
Rien
en haut, rien à l'horizon
Ne révèle qu'un ciel existe.
Mais, dès que l'azur se fait voir,
Le coeur s'élargit et se creuse,
Et
s'ouvre pour le recevoir
Dans sa profondeur douloureuse,
Et ce bleu qui lui rit de loin,
L'attirant sans jamais descendre,
Lui
donne l'infini besoin
D'un essor impossible à prendre.

Le bonheur candide et serein,
Qui s'exhale de toutes choses,

L'oppresse, et son premier chagrin
Rajeunit à l'odeur des roses.
Il sent, dans un réveil confus,
Les anciennes ardeurs revivre,
Et les
mêmes anciens refus
Le repousser dès qu'il s'y livre.
J'ai peur d'Avril, peur de l'émoi
Qu'éveille sa douceur touchante;

Vous qu'elle a troublés comme moi,
C'est pour vous seuls que je la
chante.
[Illustration]
[Illustration]
PÈLERINAGES
En souvenir je m'aventure
Vers les jours passés où j'aimais,
Pour
visiter la sépulture
Des rêves que mon coeur a faits.
Cependant qu'on vieillit sans cesse,
Les amours ont toujours vingt ans,

Jeunes de la fixe jeunesse
Des enfants qu'on pleure longtemps.
Je soulève un peu les paupières
De ces chers et douloureux morts;

Leurs yeux sont froids comme des pierres
Avec des regards toujours
forts.
Leur grâce m'attire et m'oppresse,
En dépit des ans révolus
Je leur
ai gardé ma tendresse;
Ils ne me reconnaîtraient plus.
J'ai changé d'âme et de visage;
Ils redoutent l'adieu moqueur
Que
font les hommes de mon âge
Aux premiers rêves de leur coeur;
Et moi, plein de pitié, j'hésite,
J'ai peur qu'en se posant sur eux
Mon
baiser ne les ressuscite:
Ils ont été trop malheureux.
[Illustration]

JUIN
SONNET.
Pendant avril et mai, qui sont les plus doux mois,
Les couples,
enchantés par l'éther frais et rose,
Ont ressenti l'amour comme une
apothéose;
Ils cherchent maintenant l'ombre et la paix des bois.
Ils rêvent, étendus sans mouvement, sans voix;
Les coeurs désaltérés
font ensemble une pause,
Se rappelant l'aveu dont un lilas fut cause

Et le bonheur tremblant qu'on ne sent pas deux fois.
Lors le soleil riait sous une fine écharpe,
Et, comme un
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