Les vaines tendresses | Page 4

Sully Prudhomme
yeux
comme un dernier miroir,
Puis elle me glissait un furtif: «Au revoir!»

Et belle, en souveraine, elle entrait dans la fête.
Je l'y suivais bientôt. Sur un signe connu,
Parmi les mendiants que sa
malice affame,
Je m'avançais vers elle, et modeste, ingénu:
«Vous m'avez accordé cette valse, madame?»
J'avais l'air de prier
n'importe quelle femme,
Elle me disait: «Oui» comme au premier
venu.
[Illustration]
[Illustration]
CE QUI DURE
Le présent se fait vide et triste,
Ô mon amie, autour de nous;

Combien peu du passé subsiste!
Et ceux qui restent changent tous:

Nous ne voyons plus sans envie
Les yeux de vingt ans resplendir,

Et combien sont déjà sans vie
Des yeux qui nous ont vus grandir!
Que de jeunesse emporte l'heure,
Qui n'en rapporte jamais rien!

Pourtant quelque chose demeure:
Je t'aime avec mon coeur ancien,
Mon vrai coeur, celui qui s'attache
Et souffre depuis qu'il est né,

Mon coeur d'enfant, le coeur sans tache
Que ma mère m'avait donné;
Ce coeur où plus rien ne pénètre,
D'où plus rien désormais ne sort;

Je t'aime avec ce que mon être
A de plus fort contre la mort;
Et, s'il peut braver la mort même,
Si le meilleur de l'homme est tel

Que rien n'en périsse, je t'aime
Avec ce que j'ai d'immortel.
[Illustration]
UN RENDEZ-VOUS
Dans ce nid furtif où nous sommes,
Ô ma chère âme, seuls tous deux,

Qu'il est bon d'oublier les hommes,
Si près d'eux.
Pour ralentir l'heure fuyante,
Pour la goûter, il ne faut pas
Une
félicité bruyante,
Parlons bas;
Craignons de la hâter d'un geste,
D'un mot, d'un souffle seulement,

D'en perdre, tant elle est céleste,
Un moment.
Afin de la sentir bien nôtre,
Afin de la bien ménager,
Serrons-nous
tout près l'un de l'autre

Sans bouger;
Sans même lever la paupière:
Imitons le chaste repos
De ces vieux
châtelains de pierre
Aux yeux clos,
Dont les corps sur les mausolées,
Immobiles et tout vêtus,
Loin de
leurs âmes envolées
Se sont tus;
Dans une alliance plus haute
Que les terrestres unions,
Gravement
comme eux, côte à côte,
Sommeillons.
Car nous n'en sommes plus aux fièvres
D'un jeune amour qui peut
finir;
Nos coeurs n'ont plus besoin des lèvres
Pour s'unir,
Ni des paroles solennelles
Pour changer leur culte en devoir,
Ni du
mirage des prunelles
Pour se voir.
Ne me fais plus jurer que j'aime,
Ne me fais plus dire comment;

Goûtons la félicité même
Sans serment.
Savourons, dans ce que nous disent
Silencieusement nos pleurs,
Les
tendresses qui divinisent
Les douleurs!
Chère, en cette ineffable trêve
Le désir enchanté s'endort;
On rêve à

l'amour comme on rêve
À la mort.
On croit sentir la fin du monde;
L'univers semble chavirer
D'une
chute douce et profonde,
Et sombrer...
L'âme de ses fardeaux s'allége
Par la fuite immense de tout;
La
mémoire comme une neige
Se dissout.
Toute la vie ardente et triste,
Semble anéantie alentour,
Plus rien
pour nous, plus rien n'existe
Que l'amour.
Aimons en paix: il fait nuit noire,
La lueur blême du flambeau

Expire... Nous pouvons nous croire
Au tombeau.
Laissons-nous dans les mers funèbres,
Comme après le dernier soupir,

Abîmer, et par leurs ténèbres
Assoupir...
Nous sommes sous la terre ensemble
Depuis très-longtemps, n'est-ce
pas?
Écoute en haut le sol qui tremble
Sous les pas.
Regarde au loin comme un vol sombre
De corbeaux, vers le nord
chassé,
Disparaître les nuits sans nombre
Du passé,

Et comme une immense nuée
De cigognes (mais sans retours!)
Fuir
la blancheur diminuée
Des vieux jours...
Hors de la sphère ensoleillée
Dont nous subîmes les rigueurs,

Quelle étrange et douce veillée
Font nos coeurs?
Je ne sais plus quelle aventure
Nous a jadis éteint les yeux,
Depuis
quand notre extase dure,
En quels cieux.
Les choses de la vie ancienne
Ont fui ma mémoire à jamais,
Mais
du plus loin qu'il me souvienne
Je t'aimais...
Par quel bienfaiteur fut dressée
Cette couche? et par quel hymen

Fut pour toujours ta main laissée
Dans ma main?
Mais qu'importe! Ô mon amoureuse,
Dormons dans nos légers
linceuls,
Pour l'éternité bienheureuse
Enfin seuls!
[Illustration]
[Illustration]
L'OBSTACLE
Les lèvres qui veulent s'unir,
À force d'art et de constance,
Malgré
le temps et la distance,
Y peuvent toujours parvenir.

On se fraye toujours des routes;
Flots, monts, déserts n'arrêtent point,

De proche en proche on se rejoint,
Et les heures arrivent toutes.
Mais ce qui fait durer l'exil
Mieux que l'eau, le roc ou le sable,
C'est
un obstacle infranchissable
Qui n'a pas l'épaisseur d'un fil.
C'est l'honneur; aucun stratagème,
Nul âpre effort n'en est vainqueur,

Car tout ce qu'il oppose au coeur
Il le puise dans le coeur même.
Vous savez s'il est rigoureux,
Pauvres couples à l'âme haute
Qu'une
noble horreur de la faute
Empêche seule d'être heureux.
Penchés sur le bord de l'abîme,
Vous respectez au fond de vous,

Comme de cruels garde-fous
Les arrêts de ce juge intime;
Purs amants sur terre égarés,
Quel martyre étrange est le vôtre!
Plus
vos coeurs sont près l'un de l'autre,
Plus ils se sentent séparés.
Oh! que de fois fermente et gronde
Sous un air de froid nonchaloir

Votre souriant désespoir
Dans la mascarade du monde!
Que de cris toujours contenus!
Que de sanglots sans délivrance!

Sous l'apparente indifférence
Que d'héroïsmes méconnus!
Aux ivresses, même impunies,
Vous préférez un deuil plus beau,
Et
vos lèvres, même au tombeau,
Attendent le droit d'être unies.
[Illustration]
LA COUPE
Dans les verres épais du cabaret brutal,
Le vin
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