Les vaines tendresses | Page 4

Sully Prudhomme
geste,?D'un mot, d'un souffle seulement,?D'en perdre, tant elle est céleste,
Un moment.
Afin de la sentir bien n?tre,?Afin de la bien ménager,?Serrons-nous tout près l'un de l'autre
Sans bouger;
Sans même lever la paupière:?Imitons le chaste repos?De ces vieux chatelains de pierre
Aux yeux clos,
Dont les corps sur les mausolées,?Immobiles et tout vêtus,?Loin de leurs ames envolées
Se sont tus;
Dans une alliance plus haute?Que les terrestres unions,?Gravement comme eux, c?te à c?te,
Sommeillons.
Car nous n'en sommes plus aux fièvres?D'un jeune amour qui peut finir;?Nos coeurs n'ont plus besoin des lèvres
Pour s'unir,
Ni des paroles solennelles?Pour changer leur culte en devoir,?Ni du mirage des prunelles
Pour se voir.
Ne me fais plus jurer que j'aime,?Ne me fais plus dire comment;?Go?tons la félicité même
Sans serment.
Savourons, dans ce que nous disent?Silencieusement nos pleurs,?Les tendresses qui divinisent
Les douleurs!
Chère, en cette ineffable trêve?Le désir enchanté s'endort;?On rêve à l'amour comme on rêve
à la mort.
On croit sentir la fin du monde;?L'univers semble chavirer?D'une chute douce et profonde,
Et sombrer...
L'ame de ses fardeaux s'allége?Par la fuite immense de tout;?La mémoire comme une neige
Se dissout.
Toute la vie ardente et triste,?Semble anéantie alentour,?Plus rien pour nous, plus rien n'existe
Que l'amour.
Aimons en paix: il fait nuit noire,?La lueur blême du flambeau?Expire... Nous pouvons nous croire
Au tombeau.
Laissons-nous dans les mers funèbres,?Comme après le dernier soupir,?Ab?mer, et par leurs ténèbres
Assoupir...
Nous sommes sous la terre ensemble?Depuis très-longtemps, n'est-ce pas??écoute en haut le sol qui tremble
Sous les pas.
Regarde au loin comme un vol sombre?De corbeaux, vers le nord chassé,?Dispara?tre les nuits sans nombre
Du passé,
Et comme une immense nuée?De cigognes (mais sans retours!)?Fuir la blancheur diminuée
Des vieux jours...
Hors de la sphère ensoleillée?Dont nous sub?mes les rigueurs,?Quelle étrange et douce veillée
Font nos coeurs?
Je ne sais plus quelle aventure?Nous a jadis éteint les yeux,?Depuis quand notre extase dure,
En quels cieux.
Les choses de la vie ancienne?Ont fui ma mémoire à jamais,?Mais du plus loin qu'il me souvienne
Je t'aimais...
Par quel bienfaiteur fut dressée?Cette couche? et par quel hymen?Fut pour toujours ta main laissée
Dans ma main?
Mais qu'importe! ? mon amoureuse,?Dormons dans nos légers linceuls,?Pour l'éternité bienheureuse
Enfin seuls!
[Illustration]
[Illustration]
L'OBSTACLE
Les lèvres qui veulent s'unir,?à force d'art et de constance,?Malgré le temps et la distance,?Y peuvent toujours parvenir.
On se fraye toujours des routes;?Flots, monts, déserts n'arrêtent point,?De proche en proche on se rejoint,?Et les heures arrivent toutes.
Mais ce qui fait durer l'exil?Mieux que l'eau, le roc ou le sable,?C'est un obstacle infranchissable?Qui n'a pas l'épaisseur d'un fil.
C'est l'honneur; aucun stratagème,?Nul apre effort n'en est vainqueur,?Car tout ce qu'il oppose au coeur?Il le puise dans le coeur même.
Vous savez s'il est rigoureux,?Pauvres couples à l'ame haute?Qu'une noble horreur de la faute?Empêche seule d'être heureux.
Penchés sur le bord de l'ab?me,?Vous respectez au fond de vous,?Comme de cruels garde-fous?Les arrêts de ce juge intime;
Purs amants sur terre égarés,?Quel martyre étrange est le v?tre!?Plus vos coeurs sont près l'un de l'autre,?Plus ils se sentent séparés.
Oh! que de fois fermente et gronde?Sous un air de froid nonchaloir?Votre souriant désespoir?Dans la mascarade du monde!
Que de cris toujours contenus!?Que de sanglots sans délivrance!?Sous l'apparente indifférence?Que d'héro?smes méconnus!
Aux ivresses, même impunies,?Vous préférez un deuil plus beau,?Et vos lèvres, même au tombeau,?Attendent le droit d'être unies.
[Illustration]
LA COUPE
Dans les verres épais du cabaret brutal,?Le vin bleu coule à flots et sans trêve à la ronde;?Dans les calices fins plus rarement abonde?Un vin dont la clarté soit digne du cristal.
Enfin la coupe d'or du haut d'un piédestal?Attend, vide toujours, bien que large et profonde,?Un cru dont la noblesse à la sienne réponde:?On tremble d'en souiller l'ouvrage et le métal.
Plus le vase est grossier de forme et de matière,?Mieux il trouve à combler sa contenance entière,?Aux plus beaux seulement il n'est point de liqueur.
C'est ainsi: plus on vaut, plus fièrement on aime,?Et qui rêve pour soi la pureté suprême?D'aucun terrestre amour ne daigne emplir son coeur.
[Illustration]
PARFUMS ANCIENS
A FRAN?OIS COPPéE
O senteur suave et modeste?Qu'épanchait le front maternel,?Et dont le souvenir nous reste?Comme un lointain parfum d'autel,
Pure émanation divine?Qui mêlais en moi ta douceur?A la petite senteur fine?Des longues tresses d'une soeur,
Chère odeur, tu t'en es allée?Où sont les parfums de jadis,?Où remonte l'ame exhalée?Des violettes et des lis.

O fra?che senteur de la vie?Qu'au temps des premières amours?Un baiser candide a ravie?Au plus délicat des velours,
Loin des lèvres décolorées?Tu t'es enfuie aussi là-bas,?Jusqu'où planent, évaporées,?Les jeunesses des vieux lilas,
Et le coeur, cloué dans l'ab?me,?Ne peut suivre, à ta trace uni,?Le voyage épars et sublime?Que tu poursuis dans l'infini.

Mais ? toi, l'homicide arome?Dont en pleurant nous nous grisons,?Où notre coeur cherchait un baume?Et n'aspira que des poisons,
Ah! toi seule, odeur trop aimée?Des cheveux trop noirs et trop lourds,?Tu nous laisses, courte fumée,?Des vestiges br?lant toujours.
Dans les replis où tu te glisses?Tu déposes un marc fatal,?Comme l'acre odeur des épices?S'incruste aux coins d'un vieux cristal.

Et tel, dans une eau fra?che et claire,?Le flacon, vainement plongé,?Garde l'acreté séculaire?De l'essence qui l'a rongé,
Tel, dans la tendresse embaumante?Que verse au coeur, pour l'assainir,?Une fidèle et chaste amante,?Sévit encor ton souvenir.
? parfum modeste et suave,?épanché
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