Les tendres ménages | Page 8

Paul Jean Toulet
jupon.
--Il n'y a que votre mère pour pousser le culte de la tradition jusque-là. Pourquoi pas de la pommade?
--Oui, Tony. Et je suis s?re que votre belle amie, Mme de San Buscar, ne porte pas de tout cela.
Mariolles reste muet, abruptement. Toute sa loyale figure s'efforce de signifier: Comment voulez-vous que je sache ?a, au moins pour les jarretelles?
--Qui est-ce, Mme de San Buscar?
--Une Américaine.
--Et après?
--Elle est de Saint-Paul, je crois, ou de Minneapolis; une ville sur un lac, dans l'Ouest, une ville très bien.
--Comme qui dirait Saint-Jean-d'Angely.
--Oui. Elle s'appelle Imogène. Elle avait épousé d'abord un colonel anglais très riche. Elle, elle n'avait pas le sou, ce qui ne manque pas de chic pour une Américaine. Lui est mort alcoolique, en lui laissant un sac qu'elle a encore, et un joli nom qu'elle n'a gardé que trois ans. ?a s'est prononcé San Buscar, tout d'un coup. Ce pauvre colonel: il était ivre de whisky tous les soirs, et si on voulait le raccompagner, au sortir du Club, il vous flanquait des coups de revolver. Puis il s'en allait, raide comme la justice; trouvait, par un décret spécial de la Providence, la porte de son jardin, la porte de sa villa, montait l'escalier, traversait son bureau sans encombre, et, juste devant sa chambre, chaque nuit, inévitablement, tombait; son valet de chambre entendait le bruit, et venait le coucher.
--Et elle?
--Imogène?... Elle s'était habituée.
--Comme vous êtes renseigné!
--Tout cela était de notoriété publique; lui-même en plaisantait--le jour.
--Elle a eu beaucoup de chagrin, quand il est mort?
--Je... je ne sais pas. Elle s'est tenue correctement; on n'a pas parlé d'elle.
--Alors, pourquoi faisiez-vous cette figure en me présentant?
--Mais vous avez rêvé, je vous assure. Et puis c'est plut?t San Buscar qui ne me chante pas, pour vous. Il a une réputation. Il serait compromettant, à la longue.
--Lui! s'écria Sylvère, qui se mit à rire. Au fait, et lui, qui est-ce?
--Mexicain. A part San Buscar, il s'appelle Christobal Almeyras. Son père a été fait comte par Maximilien, et ne l'a pas trahi en retour, ce qui est vraiment propre. Dommage qu'on lui ait donné ce nom de détrousseur de diligences. Mais j'ai dans ma folle idée que ?a ne lui allait peut-être pas si mal. Ces gens-là ont ?a dans le sang.
--Il doit leur tourner, depuis qu'il n'y a plus de diligences.
--On s'arrange. Je connais un bonhomme, un Grand d'Espagne, et le plus propre du monde, qui a été officier carliste; tout de suite il a arrêté un train.
--Pourquoi faire?
--Il y avait de l'argent alphonsiste dedans; bonne prise.
--Il n'a pas pris autre chose?
--Pas lui, non.
--Comment?
--Il parait que ses soldats se sont un peu amusés. Il y avait des voyageuses. Mettez qu'ils ont pris des tailles, des tailles alphonsistes, sans doute.
--Vous avez de jolis amis.
--Il en est de toutes couleurs sur cette c?te. Il y a des jours où on se croirait dans une maison de fous. Mais vous êtes prête, je crois. Descendons, voulez-vous?

III
JUSQU'AU MARBRE
Le haut de la tête éclairé en rouge par le reflet des petits abat-jour, San Buscar et sa femme sont déjà là, en un bon coin de la terrasse, d'où l'on peut voir la mer reluire et palpiter obscurément sous les étoiles. Et le d?ner s'engage le plus gaiement du monde.
Imogène Harryfellow, comtesse de San Buscar, supporte sans fléchir le voisinage de Sylvère. Elle est grande et mince comme elle, avec je ne sais quoi d'un peu viril dans la souplesse qui distingue l'Américaine de choix, celle qui se marie en Europe. La trentaine lui est encore étrangère. Elle a des yeux bleu foncé, et doit s'ennuyer avec violence, dès qu'elle ne s'amuse plus violemment. Elle a une robe où il y a de l'or dans la trame, et qui évoque, selon l'humeur dont on est, les pompes catholiques, Venise, ou les hommes-serpents des music-halls.
Sylvère est vêtue de linon bleuatre et de guipures. Dans le demi-jour, elle ressemble à ces belles fleurs palissantes de l'hortensia ou du magnolier, qui semblent, au bord de la nuit, absorber ce qui reste de lumière autour d'elles.
--Il para?t, Madame, demande Mariolles à sa voisine, que vous ne dansez plus?
--C'est Cristobal qui vous l'a dit? mais c'est vrai, au moins. Voilà plus d'un mois, depuis que mon flirt est parti, et puis mon frère Lord.
--Il était donc en France? Vous savez que je ne l'ai jamais rencontré.
--Il doit revenir bient?t. Il a découvert que ?a n'était pas gentlemanlike de gagner de l'argent. C'est ridicule pour un Américain; ne pensez-vous pas ainsi? Nous sommes faits pour gagner de l'argent, les Yankees.
--M. de San Buscar ne danse donc pas? demande Sylvère avec innocence.
--Oh! por Dios, si, comme tout le monde. Mais Imogène ne veut plus, ensemble, depuis qu'elle s'est mariée avec moi.
--C'est ridicule de danser avec son mari, n'est-ce pas? C'est comme si on flirtait avec lui. Dans tous les
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