Les tendres ménages | Page 7

Paul Jean Toulet
que vous m'avez connue, puisque c'est depuis toute petite.
--Oui, mais c'est là que je remarquai, pour la première fois, combien vous aviez changé depuis jadis, au jardin de votre grand'mère, quand je vous faisais sauter sur mes genoux, et que les tilleuls nous pleuvaient dessus ces petites fleurs qui tournent, qui tournent. J'étais en costume de marin, je pense, avec un grand col, vous en chemisette tout court,--toute courte, et qui poussiez des cris de souris blanche.
--C'est singulier, dit Sylvère d'un air rêveur, combien il y a de gens qui vous ont fait sauter sur leurs genoux, et avec qui...
--Avec qui on ne voudrait pas recommencer. Je vous remercie.
--Mais il me semble... dit la jeune femme.
Elle se tait tout d'un coup, comme si elle allait dire une sottise, rougit, et promène autour d'elle des regards troublés. Elle contemple sans les voir, le ciel et la mer devenus d'un saphir plus obscur, les ombres qui s'allongent. C'est l'heure du bain.
A ce moment passe près d'eux une assez belle personne, vêtue d'un de ces horribles costumes de louage qui semble faits de toile goudronnée.
--S'il est possible, fait Mariolles, de se fagoter comme ?a... C'est dommage: elle n'est pas si mal faite. Voyez ses jambes; fines, nerveuses...
Et Tony fait des yeux d'homme pas marié. Ceux de Sylvère, un instant, comme la mer, s'obscurcissent; et elle n'est plus rouge du tout.
--Vous connaissez cette baigneuse, que vous la regardez comme ?a?
Sa voix aussi est un peu changée. Tony n'a pas de peine à démêler en elle la première et passagère atteinte de la jalousie. Et Tony, avec la sottise de son sexe, y prend plaisir. C'est avec un gracieux sourire qu'il répond:
--Je ne la connais pas, mais je déplore qu'elle ait un costume si mal fait et si long.
--Vous voudriez qu'elle f?t toute nue, peut être?
--Sylvère!
--Puisque je sais maintenant les costumes qui vous plaisent, vous verrez comment je me baignerai.
--Je ne pense pas, dit Mariolles d'un air moins gai que tout à l'heure, que vous preniez des bains de mer à Biarritz.
--Et pourquoi pas moi, Tony? Est-ce que je suis difforme, ou si vous avez peur que je me noie?
--J'ai peur qu'on vous regarde. Pensez comme je vais vous laisser défiler devant des paquets de gens, dans ces costumes de Cafrine!
--Tant?t vous le trouviez trop long.
--Mais ce n'est pas la même chose, fait Mariolles rageusement: il sent bien qu'il n'a plus ?le meilleur?.
C'est leur première querelle, et il y a plus encore de surprise que d'hostilité dans leurs regards. C'est comme s'ils découvraient chacun dans l'autre une bête inconnue, qui gronde.
--Voulez-vous me raccompagner à l'h?tel, dit enfin Sylvère.
Ils remontent à petits pas, sans plus mot dire, tout près pourtant l'un de l'autre.
C'est ce jour-là même qu'on a fini par tomber sur les San Buscar, un peu après le coucher du soleil, quand les gens qui se promènent sur le quai de la Grande Plage ont l'air de fant?mes bleus.
Mme de San Buscar est si cordialement aimable pour Sylvère qu'elle fait penser au yours faithfully des fins de lettres. Quant à Mariolles, il y a eu d'abord, dans son attitude, une nuance presque imperceptible de gêne; mais lui aussi se dégèle, et il na?t le plus naturellement du monde, de tout cela, un petit projet de d?ner à quatre au Grand Cercle.
--?a n'est pas, dit Mme de San Buscar, que la cuisine y soit excellente. Elle n'est pas excellente. Mais la terrasse est tout à fait agréable, avec les petites bougies.
--Et les papillons, fait son mari.
--C'est très joli aussi, les papillons--quand ils se br?lent. Vous ne trouvez pas, Madame?
Sylvère insinue qu'elle les préfère au soleil, sur une prairie. Là-dessus, comme on est à la porte de l'h?tel du même Grand Cercle, où, par hasard, les deux couples demeurent, on se sépare pour s'aller habiller.
Mariolles, assez t?t en livrée, frappe à la porte de sa femme.
--Entrez, dit-elle: si vous promettez de ne pas regarder d'un quart d'heure. Que je regrette donc de ne pas avoir amené Ursule. Vous ne sauriez croire comme je suis paquet, toute seule.
--Heureusement, vous n'êtes plus seule.
Décidément, M. de Mariolles ne respectera jamais sa femme, et Sylvère se trouve, par un accident imprévu, sur les genoux de son mari, ou plut?t un peu dessus et beaucoup entre; bref, dans une situation d'infériorité bien faite pour indigner un congrès féministe. Il ne lui reste même pas la ressource de s'écrier: Vous allez toute me froisser ma robe. Car elle ne l'a pas encore mise, ni son jupon; et elle était seulement occupée aux dernières oeillères de son corset.
--C'est ridicule, dit Mariolles, de porter des choses comme ?a, quand on est faite comme vous. J'espère que vous profiterez d'être à Paris pour vous faire faire des ceintures.
--Oui, Tony.
--C'est comme vos jarretières. Qui diantre porte encore des jarretières en dehors des romances espagnoles!
--Oui, Tony.
Sylvère passe un
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