Les possédés | Page 8

Fyodor Dostoyevsky
qu'il enterra un mois après. Sa soeur Dacha, élevée comme lui par les soins de Barbara Pétrovna, continuait à habiter la maison de la générale qui la traitait presque en fille adoptive; il avait fort peu de rapports avec elle. Dans notre cercle, il gardait le plus souvent un morne silence, mais, de temps à autre, quand on touchait à ses principes, il éprouvait une irritation maladive qui lui faisait perdre toute retenue de langage. ?Si l'on veut discuter avec Chatoff, il faut commencer par le lier?, disait parfois, en plaisantant, Stépan Trophimovitch, qui cependant l'aimait. à l'étranger, les anciennes convictions socialistes de Chatoff s'étaient radicalement modifiées sur plusieurs points, et il avait donné aussit?t dans l'excès contraire. Il était de ces Russes qu'une idée forte quelconque frappe soudain, annihilant du même coup chez eux toute faculté de résistance. Jamais ils ne parviennent à réagir contre elle, ils y croient passionnément et passent le reste de leur vie comme haletants sous une pierre qui leur écrase la poitrine. L'extérieur rébarbatif de Chatoff répondait tout à fait à ses convictions: c'était un homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, petit, blond, velu, avec des épaules larges, de grosses lèvres, un front ridé, des sourcils blancs et très touffus. Ses yeux avaient une expression farouche, et il les tenait toujours baissés comme si un sentiment de honte l'e?t empêché de les lever. Sur sa tête se dressait un épi de cheveux rebelle à tous les efforts du peigne. ?Je ne m'étonne plus que sa femme l'ait laché? dit un jour Barbara Pétrovna, après l'avoir considéré attentivement. Malgré son excessive pauvreté, il s'habillait le plus proprement possible. Ne voulant point recourir à son ancienne bienfaitrice, il vivait de ce que Dieu lui envoyait, et travaillait chez des marchands quand il en trouvait l'occasion. Une fois, il fut sur le point de partir en voyage pour le compte d'une maison de commerce, mais il tomba malade au moment de se mettre en route. On imaginerait difficilement l'excès de misère que cet homme était capable de supporter sans même y penser. Lorsqu'il fut rétabli, Barbara Pétrovna lui envoya cent roubles sous le voile de l'anonyme. Chatoff découvrit néanmoins d'où lui venait cet argent; après réflexion, il se décida à l'accepter, et alla remercier la générale. Elle fit un accueil très cordial au visiteur qui, malheureusement, s'en montra fort peu digne. Muet, les yeux fixés à terre, un sourire stupide sur les lèvres, il écouta pendant cinq minutes ce que Barbara Pétrovna lui disait; puis, sans même la laisser achever, il se leva brusquement, salua d'un air gauche et tourna les talons. La démarche qu'il venait d'accomplir était, à ses yeux, le comble de l'humiliation. Dans son trouble, il heurta par mégarde un meuble de prix, une petite table à ouvrage en marqueterie, qu'il fit choir et qui se brisa sur le parquet. Cette circonstance s'ajouta encore à la confusion de Chatoff, et il était plus mort que vif lorsqu'il sortit de la maison. Plus tard, Lipoutine lui reprocha amèrement de n'avoir pas repoussé avec mépris ces cent roubles, et, -- chose pire, -- d'être allé remercier l'insolente aristocrate qui les lui avait envoyés. C'était au bout de la ville que demeurait Chatoff; il vivait seul, et les visites lui déplaisaient, même quand le visiteur était l'un des n?tres. Il était très assidu aux soirées de Stépan Trophimovitch, qui lui prêtait des journaux et des livres.
à ces réunions assistait aussi un certain Virguinsky, jeune homme d'une trentaine d'années, marié comme Chatoff; mais à cela s'arrêtait la ressemblance entre eux. Virguinsky était d'un caractère extrêmement doux, et possédait une sérieuse instruction qu'il devait en grande partie à lui-même. Pauvre employé, il avait à sa charge la tante et la soeur de sa femme; ces dames étaient toutes trois fort entichées des principes nouveaux; du reste, il suffisait qu'une idée quelconque f?t admise dans les cercles progressistes de la capitale, pour qu'elles l'adoptassent aussit?t sans plus ample examen. Madame Virguinsky exer?ait dans notre ville la profession de sage-femme; jeune fille, elle avait longtemps habité Pétersbourg. Quant à son mari, c'était un homme d'une pureté de coeur peu commune, et j'ai rarement rencontré chez quelqu'un une plus honnête chaleur d'ame. ?Jamais, jamais je ne renoncerai à ces sereines espérances?, me disait-il avec des yeux rayonnants. Lorsque Virguinsky vous parlait des ?sereines espérances?, il baissait toujours la voix, comme s'il vous e?t confié quelque secret. Son extérieur était fort chétif: assez grand mais très fluet, il avait les épaules étroites, les cheveux extrêmement clairsemés et d'une nuance roussatre. Quand Stépan Trophimovitch raillait certaines de ses idées, il prenait très bien ces plaisanteries et trouvait souvent des réponses dont la solidité embarrassait son contradicteur.
Au sujet de Virguinsky courait un bruit malheureusement trop fondé. à ce qu'on racontait, moins d'un an après son
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