Les possédés | Page 7

Fyodor Dostoyevsky
bout de quatre mois il n'y tint plus et raccourut en toute hate à Skvorechniki. Certains hommes sont aussi attachés à leur niche que les chiens d'appartement.
VII
Dès lors commen?a une période d'accalmie qui dura près de neuf années consécutives. Les explosions nerveuses et les sanglots sur mon épaule se reproduisaient à intervalles réguliers sans altérer notre bonheur. Je m'étonne que Stépan Trophimovitch n'ait pas pris du ventre à cette époque. Son nez seulement rougit un peu, ce qui ajouta à la débonnaireté de sa physionomie. Peu à peu se forma autour de lui un cercle d'amis qui, du reste, ne fut jamais bien nombreux. Quoique Barbara Pétrovna ne s'occupat guère de nous, néanmoins nous la reconnaissions tous pour notre patronne. Après la le?on re?ue à Pétersbourg, elle s'était fixée définitivement en province; l'hiver elle habitait sa maison de ville, l'été son domaine suburbain. Jamais elle ne jouit d'une influence aussi grande que durant ces sept dernières années, c'est-à-dire jusqu'à l'avènement du gouverneur actuel. Le prédécesseur de celui-ci, notre inoubliable Ivan Osipovitch, était le proche parent de la générale Stavroguine, qui lui avait autrefois rendu de grands services. La gouvernante sa femme tremblait à la seule pensée de perdre les bonnes graces de Barbara Pétrovna. à l'instar de l'auguste couple, toute la société provinciale témoignait la plus haute considération à la chatelaine de Skvorechniki. Naturellement, Stépan Trophimovitch bénéficiait, par ricochet, de cette brillante situation. Au club où il était beau joueur et perdait galamment, il avait su s'attirer l'estime de tous, quoique beaucoup ne le regardassent que comme un ?savant?. Plus tard, lorsque Barbara Pétrovna lui eut permis de quitter sa maison, nous f?mes encore plus libres. Nous nous réunissions chez lui deux fois la semaine, cela ne manquait pas d'agrément, surtout quand il offrait du champagne. Le vin était fourni par Andréieff dont j'ai parlé plus haut. Barbara Pétrovna réglait la note tous les six mois, et d'ordinaire les jours de payement étaient des jours de cholérine.
Le plus ancien membre de notre petit cercle était un employé provincial nommé Lipoutine, grand libéral, qui passait en ville pour athée. Cet homme n'était plus jeune; il avait épousé en secondes noces une jolie personne passablement dotée; de plus, il avait trois filles déjà grandelettes. Toute sa famille était maintenue par lui dans la crainte de Dieu, et gouvernée despotiquement. D'une avarice extrême, il avait pu, sur ses économies d'employé, s'acheter une petite maison et mettre encore de l'argent de c?té. Son caractère inquiet et l'insignifiance de sa situation bureaucratique étaient cause qu'on avait peu de considération pour lui; la haute société ne le recevait pas. En outre, Lipoutine était très cancanier, ce qui, plus d'une fois, lui avait valu de sévères corrections. Mais, dans notre groupe, on appréciait son esprit aiguisé, son amour de la science et sa gaieté maligne. Quoique Barbara Pétrovna ne l'aimat point, il trouvait pourtant moyen de capter sa bienveillance.
Elle n'aimait pas non plus Chatoff, qui ne fit partie de notre cercle que dans la dernière année. Chatoff était un ancien étudiant, exclu de l'Université à la suite d'une ?manifestation?. Dans son enfance, il avait été l'élève de Stépan Trophimovitch. La naissance l'avait fait serf de Barbara Pétrovna; il était en effet le fils d'un valet de chambre de la générale Stavroguine, et celle-ci l'avait comblé de bontés. Elle ne l'aimait pas à cause de sa fierté et de son ingratitude; ce qu'elle ne pouvait lui pardonner, c'était de n'être pas venu la trouver aussit?t après son expulsion de l'Université. Elle lui écrivit alors et n'obtint pas même une réponse. Plut?t que de s'adresser à Barbara Pétrovna, il préféra accepter un préceptorat chez un marchand civilisé, et il accompagna à l'étranger la famille de cet homme. à vrai dire, sa position était moins celle d'un précepteur que d'un menin, mais, à cette époque, Chatoff avait un très vif désir de visiter l'Europe. Les enfants avaient aussi une gouvernante: c'était une intrépide demoiselle russe, qui était entrée dans la maison à la veille même du voyage; on l'avait engagée sans doute parce qu'elle ne demandait pas cher. Au bout de deux mois, le marchand la mit à la porte à cause se de ses ?idées indépendantes?. Chatoff suivit la gouvernante et, peu après, l'épousa à Genève. Ils vécurent ensemble pendant trois semaines, puis ils se quittèrent comme des gens qui n'attachent aucune importance au lien conjugal; d'ailleurs, la pauvreté des deux époux dut être pour quelque chose dans cette prompte séparation. Demeuré seul, Chatoff erra longtemps en Europe, vivant Dieu sait de quoi. On dit qu'il décrotta les bottes sur la voie publique, et que, dans un port de mer, il fut employé comme homme de peine. Il y a un an, nous le v?mes enfin revenir dans notre ville. Il se mit en ménage avec une vieille tante
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